29/10/2022
« Un poème de Pasolini dédié à… la “chatte” ? », par Agnès Giard
Créatrice des éditions Ypsilon, Isabella Checcaglini vient de rééditer un poème troublant du cinéaste italien et penseur homosexuel, réflexion autour du sexe féminin.
Il y a 47 ans, Pier Paolo Pasolini se fait disloquer les os à coups de bâton sur une plage près de Rome. Après quoi, les agresseurs lui roulent dessus en voiture. « Pasolini est mort en 1975, l’année de ma naissance. Ce jour-là, le 2 novembre 1975, mon grand-père — cordonnier, communiste — déboule à la maison et crie : “Ils ont tué Pasolini !” » En sa mémoire, Isabella Checcaglini vient de rééditer un très beau et troublant poème, jamais publié de son vivant : C. Le titre tient en une lettre majuscule, l’initiale du mot « chatte ». En italien, le titre est F., pour fica qui désigne la figue, c’est-à-dire le minou, la vulve ou le con. Le poème, imprimé dans les deux langues, se déploie en vers libres qui prennent parfois la forme d’un calligramme aux allures suggestives. Rédigé en novembre 1965, soit dix ans avant son meurtre, C. est longtemps resté inédit. Pasolini, s’il faut en croire une lettre envoyée à un éditeur (Giulio Einaudi) désirait que ce poème soit publié à part, sous la forme d’une plaquette. Mais le projet n’aboutit pas.
C. n’est rendu public qu’à la sortie, en italien, des Œuvres poétiques complètes de Pasolini. Nous sommes en 2003. Il faut attendre 2012 pour qu’il soit traduit en français, par deux amis, étudiants à l’université de Paris 8 : Isabella Checcaglini, passionnée de Mallarmé, et Etienne Dobenesque, qui fait une thèse sur la traduction littéraire. Dans la postface au poème, Dobenesque écrit : « C. peut se lire à bien des égards comme une préface à l’œuvre de Pasolini. » Interrogée à ce sujet, Checcaglini explique : « Les Français connaissent surtout Pasolini pour son cinéma. Mais son travail d’écrivain-poète est immense. Ses œuvres complètes sont divisées en dix volumes et les poèmes y occupent une place centrale. » Ainsi qu’elle le défend, on ne peut pas comprendre Pasolini sans lire ses lamentos, ses odes et ses chants traversés par l’obsession de l’hérésie.
La « petite rose » idole des hommes
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la toute dernière étude sur Pasolini (par Hervé Joubert-Laurencin, aux éditions Macula) soit titrée le Grand Chant. Par refus des dogmes, Pasolini préférait cette forme d’expression : la parole musicale. Son esprit critique ne pouvait s’appuyer que sur la langue ambiguë des poètes pour exprimer toutes les contradictions d’une pensée allergique aux « grandes vérités ». « Il préférait chanter les choses, parce qu’elles échappent aux tentatives de les rationaliser », résume Checcaglini, qui souligne l’aspect subversif de ce choix stylistique. Frappé de scepticisme chronique, méfiant invétéré, Pasolini ne se contente jamais d’une opinion. Il en a toujours plusieurs (si possible divergentes) et ses prises de position font parfois plus grincer des dents ses « amis » que ses « ennemis ». Provocateur ? Peut-être. Mais jamais gratuitement. Ce qui explique l’importance de ce poème au titre choquant — un mot obscène écrit en lettre majuscule — composé comme un hymne à Dieu.
On pourrait s’étonner que le célèbre penseur italien ait pu s’intéresser au sexe féminin, puisqu’il ne fréquentait que des hommes. Mais c’est justement cela, cette radicale absence de désir pour le sexe féminin, qui lui fournit matière à réflexion : la « petite rose de midi » (ainsi qu’il le formule, ironiquement, dans C.) ne représente rien pour lui. Il y a des hommes qui veulent y être — dans la chatte — autant que possible. Il y en a d’autres, comme Pasolini, qui n’y sont pas, même en rêve. Le poème commence ainsi, sur ce constat d’indifférence aux allures de psaume : « En Toi /je ne suis pas homme /et je glorifie donc /ton non y être », écrit Pasolini, qui désigne la chatte comme une icône sacrée. « Toi, unique réalité /en laquelle existentiellement /les hommes se reconnaissent frères », ajoute-t-il, par allusion au fait que le sexe féminin soit désigné comme le seul et unique objet de désir légitime dans les sociétés patriarcales.
La chatte est l’idole des hommes qui communient dans l’espoir de la posséder. Cette idole, d’autant plus vénérée qu’elle relève de l’interdit, leur permet de se construire collectivement une identité masculine. Les garçons qui n’ont pas envie de la chatte sont exclus du groupe. Les autres rivalisent entre eux. Plus ils séduisent de filles, plus ils passent pour « virils ». Volontiers moqueur, Pasolini chante donc la chatte avec les accents d’un impie. Il en parle en toute non-connaissance de cause, ou plutôt il en parle depuis le point de vue d’un homme qui — par la faute de cette foutue chatte (non foutue par lui en tout cas) — est devenu un paria. Etant un paria, donc dehors, il sait bien mieux que les autres (ceux qui sont dedans) à quoi sert la chatte. « Comme un /biscuit trempé de lait /devant une procession /d’écoliers destinés à /être de vrais hommes », la chatte, explique-t-il, n’est qu’un organe mis au service de l’ordre. C’est ainsi que Pasolini dénonce le système, allant jusqu’à suggérer que les hommes sont socialement programmés et conditionnés pour désirer la possession sexuelle des femmes.
Sacrilège et séditieux
« Dans les archives de Pasolini, ce long poème faisait partie d’un dossier intitulé Poèmes marxistes », note Dobenesque. Ce qui est loin d’être anecdotique. Pour Pasolini, non seulement la chatte est un objet constructeur de virilité mais d’inégalités sociales, en ce sens qu’elle induit les hommes à entrer en compétition pour obtenir le statut du meilleur mâle, celui qui pourra se marier et obtenir l’accès à une chatte. Moteur d’égalisation par le bas (par le bas-ventre en tout cas), la chatte n’élève pas l’homme, elle le réduit à n’être qu’un (re) producteur. Elle éradique toute tentative de rébellion. Elle fait des hommes homologués, bons travailleurs, consommateurs, époux sanctifiés par l’existence d’une progéniture et d’une voiture achetée à crédit. Aucune révolution n’est possible quand on doit rembourser les traites. « Dans une première version de ce poème, Pasolini rapportait le dicton “Celui qui n’aime pas la chatte n’aime pas Jésus” », mentionne Dobenesque. Tout comme Jésus a été mis sur la croix, la chatte des femmes a été condamnée, sacrifiée, rendue taboue, afin que les hommes deviennent les esclaves d’une religion. Pour Pasolini, il faut libérer la chatte, lever l’interdit, pour mettre fin à ce culte.
Sacrilège et séditieux, le poème dédié à la chatte reflète bien la puissance de dynamitage potentielle qu’incarnait Pasolini. Dans l’Italie des années de plomb, il était l’homme à abattre. Isabella Checcaglini défend l’idée que les fascistes ont commandité son assassinat. « Ils se sont débrouillés pour faire croire que Pasolini avait été victime des petites racailles d’Ostie. Des gens pensent toujours qu’il est mort de son homosexualité, parce qu’il fréquentait les quartiers défavorisés. Moi je soutiens que non. Comme ces intellectuels italiens qui lui ont dédié un livre hommage 1 , je reste persuadée qu’il est mort avant tout d’avoir été grande gueule, un mélange explosif de catholique, de pédé et de communiste. Il faisait scandale. Alors ils l’ont éliminé… » Pleine de fougue, Isabella Checcaglini s’insurge tout autant contre l’idée d’un crime crapuleux (elle préfère parler d’une exécution) que contre l’image d’un Pasolini « metteur en scène homosexuel » : son poème à la chatte prouve qu’il était, avant tout, un théoricien du langage inspiré par l’espoir d’un monde moins inégalitaire et moins violent.
- L’ouvrage a été traduit en français et publié par Seghers en 1979, sous le titre : Pasolini, chronique judiciaire, persécution, exécution. Il est maintenant épuisé. ↩