23/04/2019

« La Marque de naissance de Susan Howe », par Emmanuel Requette (Librairie Ptyx, Bruxelles)

Librairie Ptyx

Je vais en bibliothèque parce que c’est un océan.

Mary Rowlandson était une colon américaine du 17ème siècle qui fut enlevée par des natifs américains et relâchée onze semaines plus tard contre rançon. En 1682, parut un livre contant son expérience. Anne Hutchinson est une prédicatrice de la baie du Massachussets qui fut bannie de sa colonie pour hérésie en 1638. Elle mourra quelques années plus tard, assassinée par des indiens. Mary Dyer, la seule personne qui témoigna en sa faveur, sera pendue vingt ans plus tard. Et puis il y a Melville et Thoreau et Nathaniel Hawthorne et Emily Dickinson. Et puis il y a Susan Howe qui se saisit de ces personnages fondateurs de l’histoire et de la culture américaine. Mais qui, plus encore que de se saisir en tant que tels des personnages mêmes, s’intéresse à ce que l’histoire en a fait.

Mon écriture est depuis longtemps hantée, inspirée par une série de textes, entremêlée aux suaires et cordages des classiques de la littérature américaine du XIXe siècle ; textes enterrés, ils leur donnent un corps. Sélectionner des exemples spécifiques dans un vaste ensemble constitue toujours un acte social. En choisissant de situer certains récits quelque part entre l’histoire, la parole mystique et la poésie, je les ai enclos dans un système, même si je sais qu’il est des lieux qu’aucun procédé de classification ne permet d’atteindre et où se rompent les liens que nous pensions exister entre les mots et les choses.

Enchevêtrant les extraits écrits d’une vie, les diverses interprétations polémiques qui s’y sont éventuellement greffées, des fragments de textes qui s’en sont inspirés, des parcelles infimes d’une recherche scrupuleuse quant à l’état d’un texte qui parait souvent ne rien à voir avec les extraits initiaux, en mettant en scène ses propres interrogations face à ces entrelacs, Susan Howe déploie des trésors d’érudition. « Cormoran de bibliothèques », elle collecte et distille des masses de données d’une précision vertigineuse. D’où émergent des figures renouvelées.

Alors que l’histoire des premiers temps américains, de ces récits de captivité ou de conversion qui ont fondé l’identité américaine, mettent en scène des femmes et/ou des natifs du continent, les écrits qui les racontent sont de mains d’hommes blancs. Qu’il s’agisse d’Emily Dickinson, d’Anne Hutchinson, de Mary Rowlandson ou de Mary Dyer, leurs dires comme leurs actes nous sont parvenus nimbés des catégories, des réflexes et des formes véhiculés par des figures d’autorités elles-mêmes empreintes des modes du temps. Souvent masculines. Souvent blanches. Détricoter, derrière les œuvres ou l’histoire instituées, les liens qui les ont amenées à nous permet de les détacher pour partie des carcans épistémiques qui les encombrent.

Mon but en écrivant cette étude? Demander quelle forme convient à la forme. Le texte imprimé est une réaction phobique à la négligence. Les lettres devraient être polies ou argotiques puisqu’elles sont négligentes. La vérité est de l’eau. L’attraction l’ouvre en grand.

Mais la tâche de Susan Howe ne se limite pas à cela. Ou plutôt, cette tâche de fond ne peut être accomplie que si sont satisfaites d’autres exigences, formelles celles-là. À défaut, on ne fait que retourner le gant du paradigme : le pouvoir et l’intolérance masculines deviennent féminines, le pouvoir et l’intolérance blanches changent de peau, mais le pouvoir, comme l’intolérance, restent les fondements directeurs. À se contenter d’inverser les rapports de force, on reste sous l’apanage conceptuel de la force.

Chez Susan Howe, l’érudition est condition de la générosité (« C’est la grâce de l’érudition. Je suis redevable à tout le monde »), la poésie est condition de l’histoire et le fragment est condition de la narration. Et ce sont ces conditions qui font d’elle à la fois la digne héritière d’une longue dynastie et la géniale précurseur d’une avant-garde riche d’avenir. La Marque de naissance est un chef-d’œuvre !

Qu’est ce qu’écrire sinon continuer.