1/11/2017
« Le dicible et l’indicible d’Ingebprg Bachmann », par Guillaume Perrier
Les tapuscrits de quatre émissions qui avaient été diffusées sur les ondes bavaroises entre 1952 et 1958, sont traduits en français, près de trente ans après la publication allemande (1978). L’écrivaine autrichienne (1926-1973), de formation philosophique, qui travailla pour la radio autrichienne puis allemande comme rédactrice et auteure de pièces radiophoniques, met son intelligence au service de quatre œuvres romanesques ou philosophiques de la première moitié du xxe siècle. Avec clarté et discernement, elle contribue à faire découvrir ces auteurs dans leur complexité, en rectifiant les préjugés et en expliquant les ambiguïtés, explorant l’œuvre ou retraçant un parcours biographique et intellectuel. Les quatre émissions sont indépendantes les unes des autres mais tout au long du livre, le lecteur est frappé par le savoir-faire qui consiste à inventer et distribuer les voix.
Dans les trois premières émissions, il s’agit de deux speakers et de l’auteur étudié. Un ou plusieurs autres personnages complètent la distribution. Dans l’émission sur Musil, il s’agit d’Ulrich, le protagoniste de L’Homme sans qualités. Ce sont des paroles adressées à sa sœur, Agathe, qui sont citées : « Je crois que toutes les prescriptions de notre morale sont des concessions à une société de sauvages » (p. 21). La voix de Musil intervient notamment pour citer un poème posthume, variation en quelques strophes lumineuses et cruelles sur le thème romanesque de l’amour entre frère et sœur, « Isis et Osiris »1 . Dans l’émission sur Wittgenstein, il s’agit d’un « critique », un commentateur qui apporte un point de vue parfois subjectif mais proche de l’œuvre, par exemple à propos du rejet du positivisme comme explication et vision du monde : « il me semble qu’il y a là un point névralgique, qui tient au fait qu’après cette élimination ou suspension des problèmes – qui sont aujourd’hui volontiers désignés comme un “besoin existentiel” – ceux-ci persistent malgré tout parce qu’il est dans la nature de l’homme de questionner et de voir dans la réalité davantage que la positivité et le rationnel, dont Wittgenstein pense, en outre, qu’ils ne constituent pas la totalité de la réalité » (p. 48). Dans l’émission sur Simone Weil, il s’agit d’un « narrateur », de T. S. Eliot, de Gustave Thibon (philosophe chrétien, ami de Simone Weil et éditeur de La Pesanteur et la grâce), de « Madame Thévenon », c’est-à-dire Albertine Thévenon, auteure de l’avant-propos de La Condition ouvrière, et d’« un ouvrier français » anonyme, dont la parole, à la mort de Simone Weil à 34 ans, est rapportée dans le même avant-propos : « Elle ne pouvait pas vivre; elle était trop instruite et elle ne mangeait jamais » (ici p. 56). À chaque fois, il s’agit de citations dûment référencées, que le présent ouvrage nous indique dans les éditions françaises, en précisant, le cas échéant, les modifications ponctuelles apportées par Ingeborg Bachmann. L’invention ne consiste donc pas à imaginer, mais à choisir, à juxtaposer ou articuler, à rythmer un dialogue.
De ce point de vue, le dispositif le plus simple et le plus singulier est celui de la quatrième émission, consacrée à la Recherche du temps perdu. Il n’y a que deux voix, celle d’un speaker, qui lit lui-même diverses citations de Proust, et celle d’un « auteur »2 , qui n’est pas Proust mais Ingeborg Bachmann elle-même, parlant à la première personne. Ce « je » exprime d’abord un refus : celui de considérer Proust comme un écrivain snob, élitiste et décadent. Il s’efface ensuite pour mieux formuler une interprétation convaincante (malgré quelques approximations) qui consiste à voir au centre du roman le thème de l’amour et de l’homosexualité. À une époque où le thème de « l’inversion » dans le roman proustien est minimisé ou réprouvé, Ingeborg Bachmann est consciente de son importance et de sa signification : « comment, avec de tels personnages, [Proust] peut-il nous livrer une image convaincante de l’homme ainsi que des douleurs et des passions qui l’agitent ? » (p. 80). De manière pertinente, la réponse se nourrit des commentaires de Proust sur sa propre œuvre, ainsi que de son article sur Baudelaire, lié effectivement à la réflexion sur le cycle de « Sodome et Gomorrhe ». Ingeborg Bachmann note la correspondance, à la fois thématique et génétique, entre la guerre et le développement de cette partie du roman : « la guerre a exercé sur le roman de Proust un effet d’une profondeur surprenante et a presque fait exploser le plan initial » (p. 90). « Sans la guerre, qui retarda la parution du roman et poussa Proust à poursuivre son travail, la Recherche du temps perdu aurait été un livre beaucoup plus court et plus proche de l’idéal classique du roman français. Il n’aurait pas eu ce caractère étrange et océanique auquel il doit son caractère unique » (p. 92). La réflexion aboutit naturellement à l’épisode de « M. de Charlus pendant la guerre » pour suggérer l’abîme moral auquel sont confrontés les personnages. La dernière phrase du roman donne lieu à une méditation sur la mémoire de la fiction, à la première personne : « Mais que nous arrive-t-il, lorsque nous-mêmes retraversons mentalement ce roman, ses lieux qui ne sont pas les nôtres, les vies et les morts de ces monstres qu’il conservés pour nous. Je crois que ces lieux existent pour que nous puissions les occuper et ils sont d’une sincérité nouvelle, effrayante, de sorte que nous pouvons pénétrer dans chaque histoire d’amour, de jalousie et de mensonge, d’ambition et de désillusion et, enfin, de vérité et de déclin » (p. 96). Dans sa postface, Michèle Cohen-Halimi évoque l’importance de la radio pour les écrivains de langue allemande, la situation linguistique particulière des écrivains autrichiens avant et après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la profondeur mnémonique de la voix radiophonique elle-même.