1/11/2010

« Journal de lecture de Les Roues carrées de Jean-Luc Bayard », par Florence Trocmé

Poezibao

Lire, disent-ils (elle aussi ici)

« Lire = aimer, qui n’est pas séparable de la simultanéité : lire = penser, ce qui donne finalement lire [aimer + penser] = écrire », Paul Otchakovsky-Laurens, préface de Les Roues Carrées, poème-essai de Jean-Luc Bayard, éditions Ypsilon.

→ mon radeau flo(t)tant est-il construit sur autre chose que cela ?! Écrire d’[aimer et penser] lire

Critique et admiration

« et c’est ainsi que l’exercice critique sortant de ses ornières et l’exercice d’admiration envoyant promener ses œillères, ils se transforment ensemble en une écriture. », Paul Otchakovsky-Laurens, préface de Les Roues Carrées, poème-essai de Jean-Luc Bayard, éditions Ypsilon.

→ on peut aussi écrire la proposition dans l’autre sens, umgekehrt ! L’exercice critique perd ses œillères (souvent dues à une forme de rigueur obligée, obligatoire, aux diktats « universitaires », aux grilles de lecture sollicitées ou inconscientes, etc.) et l’exercice d’admiration sort de ses ornières, trop d’admiration étant souvent carrément enlisant (en lisant on s’enlise parfois, soit par ennui, soit par excès d’admiration, paralysante), enlisant donc sinon pour la pensée (mais cela arrive) en tous cas pour un allant partageur de la plume !

« Épanchement du livre dans la vie réelle » (Jean-Luc Bayard)

« tournant décisif en 2005 où se fait l’épanchement des livres dans la vie réelle » (15)

→ Si parlante et forte cette référence à Nerval, et tellement en phase avec mon expérience actuelle d’une sorte d’exsanguino-transfusion par moments de la vie, de moi-même avec le sang transfusé des livres (et de la musique).

→ et renvoi à l’expérience adolescente d’une telle immersion dans la lecture, singulièrement lors de l’été tant détesté, que j’en perdais le contact avec la réalité. L’état d’épanchement simultané du rêve et du livre dans la vie réelle, qu’il s’agissait d’effacer, oublier, ennoyer au maximum par cet épanchement même.

Dispositif du livre de Jean-Luc Bayard

Il l’expose avec précision.

Je pense soudain au dispositif imaginé par Benoît Casas qui extrait de ses lectures d’un an un certain nombre de citations, puis qui les assemble et par gommage seul, compose un texte poétique.

Ici le dispositif est différent :

  1. Projeter 12 suites poétiques ;

  2. Corréler chacune à un livre de Bernard Noël ;

  3. Chaque suite explorera en outre un genre poétique (ce qui donnera confrontation d’un livre et d’une forme poétique)

Appropriation fécondante (Jean-Luc Bayard)

On comprend donc qu’il s’agit d’une démarche très originale, très neuve et peut-être riche d’avenir. Avec une sorte d’effacement de l’autre (autre, auteur, toutes lettres en commun sauf une !) dans l’appropriation fécondante que fait le lecteur du livre et presque du corps de l’auteur. Il y aurait alors des textes sans cesse repris, de génération en génération (mais n’est-ce pas le cas avec maints récits antiques ?), avec passation, mutation, parfois résurrection. Ici on a les deux premiers maillons d’une sorte de chaîne, Bernard Noël et Jean-Luc Bayard, mais cette chaîne pourrait se répliquer et continuer à l’infini, à partir du ou des gènes princeps, comme ici tel ou tel livre de Bernard Noël (ou d’un autre, Michaux, Roubaud, Butor… etc).

Des « enfantillages »

Jean-Luc Bayard donne un premier ensemble poétique, sous forme de comptine (il dit l’importance des enfantillages [c’est lui qui souligne] et notamment du coloriage et du puzzle, qui sont deux manières, dit-il, de traiter les bords (18).

Et d’emblée, des exemples de ce que j’ai dit récemment dans ce flotoir être une sorte de rêve, coudre la citation à même le texte de façon complètement naturelle. On comprend que l’insert noëlien va être omniprésent, mais très subtilement imaginé.

Forme de virtuosité poétique : ce premier texte poétique est aussi un acrostiche avec toutes les lettres de l’alphabet en début de vers.

La 2ème série poétique fonctionne aussi sur le principe de la comptine ou de la petite rengaine (sans doute une forme plus précise mais que je ne sais pas identifier), reprise des chiffres et insert de citations de BN « la mort au ralenti » ou « solitude du crâne » (22)

Du poème à la prose

Sentiment de profond « confort » à quitter déjà les poèmes (mais pas par lassitude ou ennui !) pour retrouver l’écriture de prose, une prose qui tire (mais tire seulement) du côté de l’essai – mêmes petits blocs de 6 ou 7 lignes que dans l’incipit (peut-être un nombre de signes fixes, il faudrait vérifier)

Question posée : prose ou poésie ? citation de BN (Bernard Noël) par JLB qui me renvoie à CP (Prigent)

BN : « un roman est écrit à la machine, un poème au stylo »

CP « la composition de prose s’apparente à celle de la musique, celle de la poésie a plus à voir avec le graphisme, la plastique ».

→ à ce stade je me demande si ma lecture du livre va être gênée par ma fort mauvaise connaissance de l’œuvre de Bernard Noël.

De la contrainte

Apparition p. 24 de Jacques Roubaud et Harry Matthews = le monde des contraintes est bien présent, autour des chiffres et nombres en particulier ! Et juste après, autre confirmation, voici Michelle Grangaud (et l’évocation, ricochets continuent, d’un bimot dont je ne sais si MG l’a utilisé dans son livre récent Les Temps traversés, « messe blanche », emprunté bien sûr à BN (je fonctionne ici intentionnellement avec les initiales pour tenter de donner un peu conscience de l’effet de vertige et de circularité que tout cela suscite !) et de plus voici que JLB pratique aussi la technique par effacement de Benoit Casas, en extrayant un tercet en forme de haïku de chaque page d’un livre de BN, ce qui donne… pages fondues.)

→ On se dit alors que le livre va aussi être un inventaire et plutôt du genre brillant. Avec effet de mimesis ? Mais encore une fois, sentiment que je connais bien trop mal l’œuvre de BN pour pouvoir tout comprendre et goûter et pour attester cette intuition-là, tout au plus puis-je le supputer, au vu de…

Je note aussi, je n’en ai pas encore saisi la raison, l’importance des dates.

Datation (Jean-Luc Bayard)

JLB « travaille » (ce mot me semble approprié à sa façon de procéder, il choisit un angle, un point et l’explore, à la fois par le travail de la prose, versant essai et par la tête chercheuse de la poésie, versant contraintes, combinatoire.)

Donc la question des dates, une histoire de datation au sens archéologique, presque. Beaucoup de dates émaillent le parcours et celles-ci en réfèrent aussi bien à l’histoire de JLB qu’à celle de BN, avec une telle proximité parfois que l’on est obligé d’accommoder pour savoir de qui il est question. Mais ce gommage des frontières, cette porosité me semblent inhérentes à toute la démarche du livre.

Curieux dispositif de datation par exemple pour la série « calendrier des ruptures / biographie », puisque chaque poème est encadré de deux dates, qui peuvent être éloignées dans le temps. Avec une toute petite variante typographique puisque avant le poème le mois est écrit en lettres, après le poème en chiffres romains. Je suis toujours très sensible à ces tentatives de coutures de temps éloignés, dont une des plus belles expériences reste pour moi ce que tenta Claude Mauriac dans son Temps immobile. Pris dans le flux temporel, il y a cette tentation à penser marche en avant, évolution, parfois terre brûlée et une méconnaissance des cycles, du côté itératif de certains évènements, de la réapparition périodique d’obsessions, de tropismes, etc. Cela sans doute à explorer dans l’œuvre de Bernard Noël.

La réflexion, portée par un recours aux mathématiques, en conformité avec certains aspects de l’Oulipo, continue dans ce travail sur les « dates charnières » et le « cercle du temps ». JLB détecte chez BN une sorte de périodicité sur dix ans (à un ou deux ans près, parfois), il met au jour une série, 36, 46, 56, 66 ; etc.

Nous avons donc déjà eu trois « suites poétiques » :

  • Les séquences maya-moins-une / comptines

  • Calendrier des ruptures – biographie

voici : - les Acéphales, anagrammes

Anagrammes (Jean-Luc Bayard)

De nouveau un tour de force, toujours dans la lignée oulipienne et dans celle de Michelle Grangaud avec une série d’anagrammes qui commencent toutes par le nom d’un arbre, cyprès, tremble, amandier, etc. Toutes incluant également, bien entendu, une courte citation de BN, je me demande si la matrice est le premier vers et le nom d’arbre ou bien si c’est la citation ! Ces anagrammes assez époustouflantes sont « montées » avec de courts extraits de textes, notamment de Louise Michel, sur la Commune

Je ne comprends pas vraiment pourquoi ; encore sans doute une insuffisance de connaissance de l’œuvre de Bernard Noël – et c’est décidément la grande limite pour moi dans la lecture de ce livre de JLB, ce peut être aussi une forme de critique, qui consisterait à dire que le livre n’est pas tout à fait autonome, auto-suffisant.

Je suppute que ces références à la Commune ont à voir fortement, avec l’engagement de BN.

Avancée difficile (Jean-Luc Bayard) mais un nouveau rapport à l’œuvre ?

… je le reconnais. Coexistent la fascination pour l’entreprise (parfois je pense, bien qu’apparemment cela n’ait pas grand-chose à voir, à ce livre magnifique, justement intitulé De la distance et où Frédéric-Yves Jeannet « travaille » aussi avec Michel Butor, son rapport à l’œuvre de Butor), et un peu de lassitude parfois, une impression de déchiffrer un grimoire codé, sans en avoir les clés. Pour la raison que je viens de dire et qui tient plus à moi en tant que lectrice, qu’au livre. Dont de toutes façons la démarche, la manière de procéder, l’approche sont passionnants et me semblent aussi une étape importante sur le plan littéraire. Au-delà des auteurs en présence. Comme l’esquisse d’un rapport différent aux œuvres, rendu possible par une évolution de l’idée même de l’œuvre, de la propriété de l’œuvre (il n’est pas exclu que tout cela soit travaillé en sous-main à la fois par un courant profond, de nature quasi ontologique, dont on perçoit l’émergence dans les travaux d’un Jerome Rothenberg ou certains propos d’Yves di Manno et par quelque chose de plus contingent, la question de la propriété de l’œuvre d’art telle qu’elle est posée par Internet).

Les pronoms (Jean-Luc Bayard)

La 4ème série poétique se penche sur la question des « pronoms / lettres. » Poèmes dédiés à Emmanuel Hocquard, Dominique Fourcade, Jochen Gerz (en fait un artiste conceptuel, auteur notamment d’un Monument contre le racisme, à Sarrebruck) et plus surprenant Christine Angot. Il s’agit, dans cette réflexion sur l’identité, non seulement celle de l’auteur et celle du lecteur, mais de façon plus générale celle de l’autre et des autres, de « marcher sur le fil qui va de je à tu, de tu à elle, à il et à tu encore ». Avec cette belle insistance sur lire : « lire, comme écrire, engage sur la voie d’une expérience, intérieure toute » (55)

Variations (Jean-Luc Bayard)

Nouvelle série sur treize vocables, que je peine un peu à trouver, cherchant les récurrences dans les trois poèmes de la série « Variations sur treize vocables », cherchant des noms communs, trouvant rire, ombre, porte, vent. Mais en fait, l’auteur donne la clé, ce sont des mots placés toujours au même endroit dans les trois poèmes et ce sont surtout des pronoms ou bien encore des conjonctions de coordination (significatif !), trois sur les treize, au moins, et, où, donc. On pense inévitablement à Mais où est dont Ornicar ! et on se pose la question : mais où est donc BN ?

Envie toutefois de laisser la question des nombres, des jeux sur les mots et le texte (jeux qui sont graves toutefois, il me semble) pour noter cela qui émeut : « chacun ainsi demeure l’infime legs d’une phrase perdue ».

→ n’avais donc pas tout à fait tort quand je parlais d’assimilation quasi digestive des mots, des phrases, dont ne restent que d’infimes fragments.

Expérience de lecture

Rouvrir un livre donné au signet, relire un peu en arrière, découvrir des choses inaperçues, parfois extrêmement fortes, mais qu’on n’avait pas vues par lassitude de lecture, émoussement de la faculté perceptive, saturation des antennes. D’où l’intérêt de changer de livre, au besoin trois fois de suite lors d’une même session de lecture. Un texte nouveau repolarise les récepteurs !

Le regard (retour à Jean-Luc Bayard et donc Bernard Noël)

Poursuivant la lecture de Les Roues Carrées.

« Le regard a son propre battement, sa respiration » et plus loin, autour de la découverte par BN de Matisse, cette citation, de lui : « il n’y a pas d’une part, le monde du dedans et le monde du dehors, mais un espace unifié […] qui pénètre et qui est pénétré. »

Cette citation me renvoie :

→ à ma comparaison des effets physiques complètement différents produits par les toiles de Matisse et celles de Picasso, lors de l’exposition Matisse et Picasso.

→ à la lecture en cours de Emanuele Coccia et à ses remarques sur le sensible

Des « je me souviens » bien particuliers

Ce serait un beau fil à suivre que de rechercher toutes les « premières fois », en matière de musique, de lecture, de peinture, autrement dit la découverte de tel musicien (la première fois où j’ai entendu du Chopin, une étude, la première fois où j’ai entendu un orchestre, dans un concerto de Mozart…), tel peintre et tel écrivain. Dans la mesure où cette première fois est identifiable, ce qui est loin d’être évident. Quant ai-je lu Proust ou Michaux pour la première fois ? Et Roubaud ? et Cixous ? etc.

La Commune (Bernard Noël)

Me décidant enfin à consulter une bibliographie de Bernard Noël, je découvre qu’il a écrit un dictionnaire de la Commune – qu’il y a aussi un livre qui s’appelle Treize cases du jeu… autant d’indices pour la lecture de Jean-Luc Bayard.

Le chiffre et la vision (Jean-Luc Bayard)

La 6ème suite poétique reprend la question des dates, un peu à la manière d’interrupteurs qui feraient apparaître puis disparaître très vite la mémoire de certains événements.

Peinant toujours un peu à suivre toutes ces constructions et jeux, je me rappelle de ce tercet, au début du livre : « j’en suis à saisir / ce qui se lèvera le / sens est éphémère. » (25)

Verticale et parallèle (Jean-Luc Bayard)

JLB continue ses recherches, il les figure littéralement donnant par exemple des poèmes appelés « Commencements », qui sont en quelque sorte des échelles dont les deux montants latéraux sont des acrostiches. Il s’agit de « fixer l’échelle, grimper dans l’arbre [thème récurrent, l’arbre] ou sur les toits »

Le danger de lire

Tout ce livre donne un obscur sentiment de prise de risque considérable, d’un danger auquel s’expose celui qui l’a composé. La démarche semble en effet plus que risquée pour l’identité, mais aussi parce que « trop minuscule, la distance entre l’emprunt et le vol. A présent on ne sent plus à qui sont les mots » (94). Et plus loin, exprimé clairement, ce sentiment d’emprisonnement : « je me trouve brutalement dans un livre d’où je ne peux sortir, sinon dans un autre. Et je crie : délivrez-moi ! » (103)

Un eurêka autour de 0

Méditation sur les nombres, les nombres-espaces qui fondent le recueil qui est un « livre des livres » (95) et les nombres-temps. Et page 96, un eurêka dont on a envie de dire qu’il fait plaisir, comme si on éprouvait un soulagement que l’auteur ait enfin une satisfaction, cet eurêka c’est celui de la découverte du signe qui marque l’égalité du nombre et de la lettre, 0. [y a-t-il là aussi interrogation sur le nom de Noël et sur celui de Nonoléon, où le 0 est très présent ? ]

Du tout autre au presque même

La 11ème suite est composée de septines, les mêmes sept mots permutant dans les 7 vers, ce sont ; dé, hasard, lieu, silence, temps, main et mémoire. Tous étant bien sûr, extraits de citations incluses de BN

et page 111 : « qu’est-ce que je cherche en lisant ? Pourquoi tous ces tours et détours ? »

Mais ne pas attendre une réponse logique, bête, claire. C’est une fable qui est la réponse donnée par JLB, une fable fort énigmatique.

L’impression que donne tout l’ensemble du livre et l’alternance des suites poétiques et des paragraphes de prose est de tisser un réseau dense, serré, complexe, de fils, une sorte de cage, de piège à retenir les livres, ou des fragments de livre, à attraper quelque chose d’éminemment instable et fuyant, la ressemblance, l’identification, la gémellité, la paternité, la fécondation ? À partir du tout autre et du presque même qu’est l’auteur pour le lecteur ? Là encore un espace entre, une sorte de chimère interpersonnelle, sauf qu’il n’y pas, en tous cas dans le livre, de réponses de Bernard Noël.

Ambivalence autour de ce livre (les Roues Carrées)

Je me sens d’une rare ambivalence envers ce livre, une fois posé et reposé le fait que ma lecture est forcément contrariée par mon manque de connaissance de l’œuvre de BN. Je balance entre fascination-admiration très réelles d’un côté et une sorte de malaise de l’autre. Où tout cela nous mène-t-il ? Sentiment d’un jeu dangereux, le danger étant de plusieurs natures : affecter l’identité et provoquer un vertige, parce que le peu d’identité propre serait diffracté à l’infini comme dans un jeu de miroirs.

Mais alors doit-on dire que toute lecture engagée et engageante expose à ce danger-là ? Que l’excès d’intimité avec une œuvre peut mettre en danger ?

On sent aussi remuer derrière la façade brillante du livre et sa virtuosité combinatoire, un arrière-monde inquiétant, où mimétisme, meurtre, usurpation sont latentes. Il me semble retrouver certaines des problématiques soulevées par De la Distance de Frédéric-Yves Jeannet : quand la proximité avec un écrivain (père ?) devient si étroite que l’identité propre peut en être menacée. Sans parler des possibilités créatives !

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