1/02/2021
« Pasolini ou le refus de l’adaptation », par Olivier Neveux
Rendu public une première fois en 1968, à l’occasion des représentations de sa pièce Orgie, le Manifeste pour un nouveau théâtre de Pier Paolo Pasolini n’avait connu que des publications partielles en France. Les éditions Ypsilon permettent de le découvrir enfin dans son intégralité 1. Le Manifeste s’inscrit dans une conjoncture que le poète malmène et défie, sans se laisser pour autant emprisonner dans l’actualité. Invariance pasolinienne d’un rapport polémique et libre aux circonstances : c’est ainsi que le cinéaste abjurera quelques années plus tard trois films, sa Trilogie de la vie 2, estimant que sa « sincérité » et sa « nécessité » ont été « asservies et manipulées » par le pouvoir intégrateur et la société de consommation : les corps, l’éros, qu’il célébrait, ont été à leur tour récupérés. L’enjeu est toujours le même : ne pas « accepter l’inacceptable », ne pas s’adapter.
Cette vigilance concerne aussi l’art et le conformisme qui y règnent. Pasolini multiplie lettres, articles, essais et poèmes pour le dire. On en retrouve certains dans La Religion de mon temps (Rivages Poche, 2020), qui moquent ou contestent avec vigueur le réalisme académique ou la « réaction stylistique ». « Je ne trouverai pas la paix, jamais », écrit Pasolini ; « en moi est désormais enfermé le démon de la rage ». Il réalisera en 1963 un film-poème justement intitulé La Rage, et opportunément republié 3. De Marilyn Monroe, « pauvre petite sœur cadette », à la répression de la lutte du peuple algérien, du capital qui « se sent rétabli / dès qu’il peut recommencer à corrompre » au vol cosmique, la rage poétique associe, découvre, dévoile et magnifie.
C’est encore elle qui anime le Manifeste. Car s’il faut un nouveau théâtre, c’est bien que celui qui règne a failli : « Même le plus plat et le plus tâcheron des comédiens devant le plus vieux et le plus décrépit des publics bourgeois a la vague sensation de ne plus participer à un événement social, triomphant et pleinement justifié. » Le nouveau sera un « théâtre de parole », en rupture avec les deux formes qui triomphent alors : le « théâtre du cri » et celui du « bavardage », « deux produits d’une même civilisation bourgeoise [qui] ont en commun la haine de la parole ». C’est toujours le même ennemi qui tue le théâtre : la bourgeoisie, celle qui s’aime mais aussi, plus insidieusement, celle qui, honteuse d’elle-même, produit un « théâtre bourgeois anti-bourgeois ». Ce « théâtre de parole », Pasolini le définit plutôt par la négative. Pourtant, quelques remarques sur l’acteur, la ritualité qui doit s’inventer, se révèlent, dans leur concision, inspirantes. Les vœux de Pasolini croisent probablement désormais quelques lieux communs des « poétiques » du théâtre subventionné : l’humilité exhibée des mises en scène qui revendiquent de n’être qu’au service de la « parole », par exemple. Mais ce « pasolinisme » -là ne vit que de prélèvements secondaires qui anecdotisent le propos de l’auteur.
Pasolini cherche en effet à se soustraire aux philosophies spontanées du théâtre et à leur opposer une perspective moins mystifiante. Ainsi sa réflexion sur le public. Le théâtre de parole, soutient-il, a pour destinataire les « groupes culturels avancés de la bourgeoisie ». Ce public ne sera, dès lors, ni « diverti » ni « scandalisé », car il est en tout point égal à l’auteur. L’affirmation est provocatrice, mais c’est bel et bien au nom de l’« idéologie marxiste » qu’il défend cette position : ce théâtre est « le seul qui puisse atteindre la classe ouvrière », car « celle-ci est en effet unie par un rapport direct avec les intellectuels avancés ».
Même lorsqu’il s’avère arbitraire, scandaleux ou expéditif, ce texte prend place dans une constellation d’écrits de poètes qui ont rêvé le théâtre, un autre théâtre, qui se permettrait l’ambition de redevenir un « événement social, triomphant et pleinement justifié ».