27/07/2022

« Unica Zürn, “sans ventre” et sang d’encre », par Éric Loret

Libération

Parution de tous les textes français de l’autrice et dessinatrice allemande, compagne de Hans Bellmer, schizophrène et suicidée.


On lisait jadis Unica Zürn comme Georges Bataille ou Michel Leiris, elle avait l’air d’être Nadja en vrai, arrachée par Eros et Thanatos au livre d’André Breton. Fétiche d’une époque où l’on aimait les muses folles et autodestructrices : « L’Homme ou Femme qui est par lui croqué, ou photographié par son crayon, partage avec Bellmer l’abomination de soi-même. » Il n’est pas sûr que quelqu’un ait lu Unica Zürn depuis l’an 2000. Elle appartient à la toute fin d’un surréalisme machiste et exalté : qu’en faire désormais ?

Avant, c’était : Unica Zürn, compagne du photographe et dessinateur Hans Bellmer, suicidée en 1970. Avaient paru l’année suivante deux récits traduits de l’allemand par Ruth Henry et Robert Valençay, l’Homme-Jasmin (Gallimard) et Sombre Printemps (Belfond). Deux autofictions à la troisième personne. Dans l’Homme-Jasmin, achevé en 1966, c’est le présent, l’amitié avec Henri Michaux et surtout l’expérience de la folie : le livre est sous-titré en français « impressions d’une malade mentale ». Où l’on voit que les formes de l’hallucination aussi sont culturelles — en l’occurrence empruntées à la psychanalyse et au cadavre exquis. Pour Sombre Printemps, rédigé en 1967, c’est l’enfance sans innocence : une fillette obsédée par le sexe de son père et violée par son frère se défenestre.

Volute de chairs ficelées, collection de cailloux potelés

Cette forme de suicide est récurrente dans l’œuvre de Zürn : celle-ci joindra le mythe à la parole en se jetant depuis l’appartement de Hans Bellmer. « Elle n’a jamais (…) écrit une seule ligne qui ne fût pas identique à sa vie par les signes, par l’image ou par les faits », rappelle Ruth Henry en postface de Sombre Printemps. Entre les deux autofictions, une parenthèse oubliée : née dans une famille qui intégrera les hautes sphères nazies, Zürn fut scénariste pour publicités sous le IIIᵉ Reich. Elle se maria deux fois à Berlin et eut de ses secondes noces deux enfants, que leur père garda. Après la guerre, elle écrit des récits pour les journaux. On la retrouve à 37 ans à Paris, en 1953, puis dans la série de photos Unica de Bellmer en 1958 : volute de chairs ficelées, collection de cailloux potelés. Elle dessine et écrit, publie en particulier les « textes-sorcières », Hexentexte (Galerie Springer, Berlin, 1954), qui mêlent anagrammes et images. Puis c’est la schizophrénie et la dépression, l’enchaînement des internements : « le malheur pour elle commence avec les calmements (les calmants, ndlr). Fini tout la poésie. »

MistAKE, dont le titre signifie en anglais « erreur », comprend tous les textes français de Zürn, avec leur orthographe originale. Il aurait aussi bien pu s’appeler Mistabes, un sien néologisme qui évoque en allemand miss-, « manquer » et Stab, « trait écrit », explique Laurent Cassagnau (qui a traduit la préface de Rike Felka), mais aussi Mist, le « fumier ». Le premier texte, « MistAKE », daterait de 1964 et était apparemment destiné à « Monsieur le prof LACAN », le célèbre psychanalyste : « Sans ventre, elle fait la naissance d’une ville. » Dès les premiers mots, on retrouve cette évidence qu’on avait tant aimée il y a trente ans, quand on lisait Zürn jeune : un élément où se mouvoir, une source étrangement spéculaire. À cause sans doute de son obsession du « sans ventre », de l’auto-engendrement hermaphrodite et souverain. À cause aussi du souvenir puisque « MistAKE » est, comme le texte « Extrait des pages d’enfants », une sorte de brouillon accéléré et dans une langue claudiquante de l’Homme-Jasmin, dont l’héroïne se sentira « enceinte d’une ville tout entière ».

Par-delà ces thèmes familiers aux aficionados, on (re)découvre aussi beaucoup de choses : des fac-similés illustrés de dessins ; des notes sur Bellmer tantôt amusées (« peut-être est-il érotomane »), tantôt inquiètes — après l’AVC dont il est victime en 1969 : « Bellmer doucement, s’est un peu séparé de la vie, pour la première fois de celle-ci, il est malade » ; la culpabilité de la Shoah ; un désir de devenir psychanalyste (« çà vaut le coup, et c’est mieux payé qu’artiste peintre ») et une ambivalence face à l’internement. Alors c’est comme si la fabrique du texte s’ouvrait à nous : on rencontre une schizo qui est surtout et d’abord une « observatrice » dédoublée. « Visiblement elle n’est pas d’accord avec elle-même, ni avec ses partenaires cachés » conclut-elle à propos d’une de ses crises de rage. Ce retour sur soi produit souvent la « honte ». Un sentiment propice à la littérature, dit-on.

Voir sur Libération