1/10/2008
Yannis Ritsos, Temps pierreux, par Charles Dobzynski
Traduit dans le monde entier et amplement en France, le poète grec Yannis Ritsos (1909-1990) est devenu une légende, annoncée dès 1957 par un article fameux d’Aragon, « Pour saluer Ritsos », dans Les Lettres françaises. Mais n’oublions pas que la légende de l’auteur de La Sonate au clair de lune (1956) a la couleur noire d’une tragédie qui ne se situe pas au temps des Atrides, mais de la Résistance, de la guerre civile, des déchirements de la guerre froide et de la dictature des colonels. Ce fils d’une famille patricienne, de petite noblesse, peu à peu ruinée, fut très tôt orphelin, astreint à plusieurs séjours dans des sanatoriums, mais rebelle invétéré malgré la cruauté du sort, haute figure d’un communisme qui dans son pays valait dès le début des années cinquante la répression la plus féroce et la déportation dans des camps.
De cette expérience, sans doute la plus cruciale et la plus amère, vécue par le poète, on ne connaissait jusqu’à présent que peu de chose, quelques lignes biographiques dans la magnifique anthologie réalisée par Dominique Grandmont Le mur dans le miroir (Poésie/Gallimard). Mais pratiquement rien des poèmes écrits dans ces conditions d’un enfer tour à tour torride et glacé où les détenus, s’ils voulaient obtenir leur libération, étaient contraints de signer un acte de repentance. Yannis Ritsos a été relégué et interné à plusieurs reprises, d’abord à Makronissos, un îlot désert des Cyclades, et par la suite à Aghios Efstratios, en Égée du nord.
Makronissos est restée la sinistre mémoire d’une barbarie qui a presque rivalisé avec celle des nazis. C’était un camp de la mort lente, où régnaient la faim, la peur, la torture, les rats, la maladie, et où l’objectif des tortionnaires était d’anéantir, plus que le corps, l’esprit, le moral et les convictions de leurs victimes.
La publication, en édition bilingue, de Temps pierreux, dans la traduction de Pascal Neveu est donc une manière d’événement. Ces poèmes ne nous étaient jamais parvenus. Ils sont un fragment de l’histoire contemporaine. Une page que l’on a trop vite tournée. Dans l’avertissement qu’il donna à l’édition originale en grec (1975) Ritsos a précisé : « Ces poèmes ont été écrits à Makronissos, d’août à septembre 1949, au camp D de déportés politiques, avant que nous soyons transférés au bataillon B, avant même de vivre toute l’horreur de Makronissos. Ces poèmes sont restés enterrés splace dans des bouteilles scellées, et déterrées en juillet 1950. »
Ces textes sont donc des rescapés de l’effacement. Singulier cousinage avec le poète yiddish Itzhak Katsenelson, dont le Cham du peuple juif assassiné fut préservé, également dans des bouteilles, enfouies au camp de Vittel ! Ce miracle est celui de la poésie que parvient parfois à sauvegarder du néant la bouée de la mémoire !
L’ensemble de ces textes éclaire d’une lumière tranchante et bouleversante les débuts mal connus ou méconnus du grand poète. Certains critiques se sont employés à dénigrer dans l’œuvre de Ritsos cette part militante, ce réquisitoire contre l’injustice, qui rejoint à l’échelle la plus haute ce que fut notre poésie de la Résistance. Poésie de la résistance, certes, mais aussi de l’endurance. Car il s’agit ici de survivre, de ne jamais céder au chantage de la liberté acquise par la trahison ou la lâcheté. Cette poésie est un antidote à la dégradation que tentait d’imposer une condition inhumaine. De cette condition inhumaine, la poésie de Ritsos a le pouvoir de faire surgir, au contraire, un surcroît d’humanité.
Nous avons là par conséquent un témoignage capital, non seulement parce qu’il représente un jalon significatif dans l’évolution de Ritsos, mais par la force intrinsèque de ces textes-miroirs, de ces textes-exorcismes, comme si, sortis des ténèbres, ils avaient préservé une parcelle de lumière irréductible. Il est vrai qu’il s’agit là d’une poésie militante, au sens le plus noble du terme pas un instant, elle ne renonce à la solidarité, à la fraternité, à la camaraderie. C’est en communiste convaincu que Ritsos proclame son amour, son souci des autres, traçant les portraits de ses compagnons de captivité (et l’on pense ici à Nâzim Hikmet !), le père-Mitsos par exemple « Le père-Mitsos avait un regret il n’était pas membre du parti. Le père-Mitsos n’a pas signé la déclaration. Ils l’ont tué. » Plus loin, c’est le père-Karas et son fils qui a « deux colombes noires cachées sous sa chemise rapiécée ». Le poète ne se cantonne évidemment pas aux aspects les plus directs, les plus prosaïques de la situation. Il manifeste déjà avec la plus grande acuité ce sens de l’étrangeté des choses, cette métaphysique scintillante et obscure de la vie, qu’il développera plus tard dans toute son œuvre. Qu’il parle des arbres (« Nous avons oublié la forme des arbres serait-elle / comme un grand drapeau composé d’eau / serait-elle comme un merci entendu autrefois ? serait-elle comme une main bien-aimée joignant ta main ? »), qu’il évoque la clarté lunaire (« La lune, à l’ouverture de la tente, / était comme une lettre jaune censurée »), ou qu’il parle d’une humanité aliénée (« Les morts cherchent leur vie / Les fous cherchent leur soleil/Les boiteux cherchent leurs pieds /Les aveugles cherchent leurs yeux / Tous cherchent la liberté »), le poète invente à chaque instant une écriture de la vérité, qui nous va doit au cœur.