C.L.R James

C.L.R James

Né en 1901 à Tunapuna sur l’île de Trinidad, alors colonie de la Couronne britannique, et mort dans le quartier de Brixton à Londres en 1989, Cyril Lionel Robert James a traversé presque tout le XXe siècle, dont il a été une figure intellectuelle et politique majeure. De son enfance à Trinidad, il aimait évoquer le souvenir de ses deux grandes passions : le cricket, dont il était un spectateur assidu et qu’il pratiquait lui-même, et la littérature, en particulier les œuvres des grands classiques anglais – Shakespeare, Dickens, et avant tout la Foire aux Vanités de Thackeray. C’est pour poursuivre une carrière littéraire que James, déjà auteur de plusieurs nouvelles et d’un roman (Minty Alley), quitte sa terre natale en 1932 pour l’Angleterre où il s’installe dans la petite ville de Nelson chez son compatriote, le joueur de cricket Learie Constantine qu’il aide à écrire son autobiographie, avant de devenir chroniqueur de cricket pour le Manchester Guardian. C’est cependant un destin politique plutôt que littéraire que se forge en Angleterre James, qui n’était du reste pas entièrement novice en la matière puisqu’il avait emporté avec lui le manuscrit d’une biographie du dirigeant de la Trinidad Workingmen’s Association, le capitaine Cipriani, dans lequel il avait déjà défendu l’idée de l’autonomie (self-government) des Antilles.

À Nelson, James s’intéresse de très près aux luttes sociales autour de l’industrie textile et s’initie à la théorie marxiste après avoir été fasciné par l’Histoire de la révolution russe de Trotsky. Il s’installe ensuite à Londres, intègre l’Independant Labour Party et se lie de plus en plus étroitement au mouvement trotskyste anglais. En 1937, il est l’auteur de World Revolution : the Rise and Fall of the Third International. Durant cette même période, il devient l’un des principaux acteurs du mouvement panafricain à Londres. Suite à l’invasion de l’Éthiopie (Abyssinie) en 1935, il est l’un des fondateurs de l’International African Friends of Abyssinia – organisation à laquelle participent également Georges Padmore, Amy Ashwood Garvey ou encore Jomo Kenyatta – puis de l’International African Service Bureau et de son organe de presse International African Opinion. Dès 1934, il avait écrit une pièce de théâtre sur Toussaint Louverture et la révolution haïtienne, dont la première représentation a lieu en 1936 au Westminster Theatre de Londres avec, dans le rôle principal, le célèbre acteur américain, anti-impérialiste et communiste, Paul Robeson. James s’attache ensuite à écrire une histoire de la révolution haïtienne et fait de longs séjours en France pour compulser les archives ; il y fait la connaissance de Pierre Naville, de Boris Souvarine (dont il traduit le Staline en anglais), de Léon Gontran-Damas et de bien d’autres encore. En 1938, est publié son premier classique : Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue. Sort la même année un petit ouvrage, A History of Negro Revolt – plus tard renommé A History of Pan-African Revolt.

En 1938 toujours, James se rend aux États-Unis à l’invitation du Socialist Workers Party. À la fin de l’année, il est au Mexique chez Trotsky, avec lequel il s’entretient longuement de la « question noire » aux États-Unis, dont il s’attache par la suite à montrer à ses camarades l’importance primordiale dans la perspective d’une révolution américaine ce qui fait de lui l’un des principaux représentants de ce que l’on a appelé Black Marxism. Dès 1940, James entame un processus de rupture avec l’héritage de Trotsky et créé avec Raya Dunayevskaya une tendance au sein du Workers Party, la Johnson-Forest Tendency. Rejoints par Grace Lee Boggs, ils défendent la double idée que règne en URSS un capitalisme d’État et que le modèle du parti d’avant-garde n’est plus adapté aux mouvements révolutionnaires présents. Ces thèses sont développées dans de nombreux essais dont The Invading Socialist Society (1947) et State Capitalism and World Revolution (1950). Durant ces mêmes années, James se lie d’amitié avec Richard Wright – dont l’actrice et modèle Constance Webb, qu’il épouse en 1946, écrit la première biographie – et fréquente d’autres écrivains noirs américains, dont Chester Himes. Il se passionne en outre pour la littérature et les « arts populaires » américains (dont le cinéma) et rédige, en 1950, un long manuscrit intitulé Notes on American Civilization. Arrêté en 1952 par les services d’immigration, il est interné à Ellis Island où il écrit son ouvrage sur Herman Melville, Mariners, Renegades and Castaways. Il est expulsé des États-Unis en 1953.

De retour à Londres, James tâche de poursuivre ses activités avec ses collaboratrices aux États-Unis et fonde le groupe Correspondence. Poursuivant des investigations antérieures, il écrit un essai sur la démocratie athénienne, Every Cook Can Govern, dans lequel il approfondit ses réflexions sur le gouvernement du peuple par le peuple. Il se rapproche en outre de l’organisation Socialisme ou Barbarie et cosigne en 1958 avec Cornelius Castoriadis (sous le pseudonyme de Pierre Chaulieu) un essai baptisé Facing Reality dont le cœur est la révolution hongroise de 1956. Durant cette période, il renoue en outre avec son engagement dans les luttes de décolonisation en Afrique et aux Antilles. En 1957, il fait un séjour au Ghana, qui vient de gagner son indépendance, où il travaille étroitement avec Kwame Nkrumah – à propos duquel il écrit ensuite un ouvrage : Nkrumah and the Ghana Revolution. En 1958, il se rend à Trinidad où Éric Williams, auteur de Capitalism and Slavery (1944) et futur premier Premier ministre, l’invite à participer au People’s National Movement. James devient alors rédacteur en chef du journal du mouvement, The Nation, et délivre des conférences réunies depuis dans un volume, Modern Politics. Les conflits qui l’opposent peu à peu à Williams le contraignent à quitter l’île en 1962, à la veille de l’indépendance.

En 1963, est publié le second classique de James, Beyond a Boundary, ouvrage composite sur le cricket qui mêle fragments autobiographiques, méditations sur les structures sociales et raciales aux Antilles, portraits de joueurs célèbres et réflexions sur l’art. Durant les années 1960 à 1980, James devient une figure de référence des mouvements noirs américains et est régulièrement invité dans les universités états-uniennes et canadiennes (voir notamment ses Montreal Lectures) ; il fait de nombreux voyages en Afrique, notamment en Tanzanie auprès du président Nyerere, et se lie au jeune révolutionnaire guyanais Walter Rodney (assassiné en 1980) ; il s’intéresse à l’expérience cubaine, s’enthousiasme pour les événements de Mai 1968 en France (qu’il dénomme la « Révolution française » ) et se rapproche des grands écrivains caribéens Georges Lamming, V. S. Naipaul et Wilson Harris. Le London Times le dénomme en 1980 « le Platon noir de notre génération ». Il meurt en mai 1989, quelques mois avant la chute du Mur de Berlin et est inhumé à Trinidad, léguant une œuvre qui a depuis nourri les pensées critiques, et en particulier la théorie marxiste et les cultural et postcolonial studies qui aujourd’hui se partagent, et souvent se disputent, son héritage.