21/09/2018

« (Note de lecture), Alejandra Pizarnik & André Pieyre de Mandiargues, Correspondance », par Isabelle Baladine Howald

Poezibao

Trouble et vérité


Les éditions Ypsilon qui poursuivent leur fidèle travail d’édition d’Alejandra Pizarnik publient ces jours-ci la Correspondance de celle-ci avec André Pieyre de Mandiargues, de 1961 jusqu’à la mort de Pizarnik en 1972.

De Buenos-Aires à Paris et retour, une dizaine d’années de correspondance extrêmement féconde, admirative, avec un zeste de séduction réciproque (« vous m’avez étrangement troublé » écrit Mandiargues dès les premiers échanges), ont lieu entre les deux écrivains. Ils se rencontrent à Paris un an après l’arrivée de Pizarnik en 1960. Elle a 25 ans et déjà un peu publié à Buenos-Aires. Mandiargues est une vraie figure du surréalisme, il a 52 ans. 

Dès le départ le ton est à la fois confiant et retenu.

Pizarnik est tourmentée :

« Lutte féroce entre syllabes et spectres, vers rompus, poèmes en haillons, tout cela me revêt, me signale. Des phrases comme des bras amputés, des désirs que personne n’imagina sous le soleil, des étoiles sans lumière, des vagues sans océan, des paroles et des vieilles lèvres m’embrassent, et des êtres inimaginables. » (lettre-poème, sans doute daté de mai 1961). Mandiargues répond avec proximité et admiration, il comprend vite l’intelligence et la culture de la jeune Argentine, il traduit ses poèmes pour la revue de la NRF. Une certaine attirance mais aussi une grande compréhension réciproque est visible. Le plus frappant est peut-être la confiance, l’immédiateté du lien, évidents, très vite profonds, entre eux. Pizarnik est une jeune femme courtisée mais peu heureuse, souvent ironique et même cruelle envers elle-même, assez désabusée concernant autrui, peu à l’aise avec son corps, écrivant de façon touchante, dans un français encore approximatif : « je avais désirs aussi de quémander un nouveau corps mais je l’ai regardée bien et pour cette année ça peut aller »). Elle évoque très souvent ses difficultés quotidiennes avec la vie (« Quant à moi je n’accepte pas les conditions de la vie »), avec son écriture, avec les autres, mais son attachement est vif et fidèle. Mandiargues est admiratif de son travail, le lui dit (« j’aime vos poèmes et j’aime vos dessins ») l’aide comme il peut à publier en revues, sans doute est-il aussi touché par la flamme qui consume Pizarnik, et par son charme..

Je ne saurai dire s’il y eut autre chose entre eux, on peut le penser : « Je t’embrasse encore et très particulièrement » écrit Mandiargues, mais le plus important réside vraiment ailleurs. Les échos de la vie intellectuelle argentine croisent ceux de la vie parisienne, on rêve aux noms qui circulent, de Borges (même si c’est parfois pour la petite histoire) à Caillois, des sœurs Ocampo à JMG le Clézio ou Alain Jouffroy. Ce livre est aussi un vrai témoignage de l’effervescence des années 60 dans le domaine littéraire : « Si cependant tu voulais absolument solliciter le gros (Gaston Gallimard !!!), c’est Roger Caillois qui règne sur la littérature hispano-américaine et il faudrait lui faire envoyer des sommations par le gang Ocampo » !!!

Il semble que les années d’écart entre eux ne comptent pas, les épistoliers étant à même hauteur intellectuelle et affective, avec peut-être plus de sérénité pour Mandiargues. Il se confie moins sur sa vie personnelle qu’elle mais il la comprend, l’aime et la soutient, ils se manquent quand ils ne se voient pas ou n’ont pas assez de nouvelles l’un de l’autre.

C’est une très belle correspondance, riche, profonde, qui a dû beaucoup manquer à Mandiargues à la mort annoncée de Pizarnik. En effet depuis longtemps elle lutte non pas contre la mort mais contre la vie et finit par se suicider, en 1972. 

Mandiargues vivra encore près de 20 ans. 

Ce livre émouvant adoucit l’image que nous pouvions avoir de l’un et de l’autre, car la tendresse y domine.

Quelques lettres entre Pizarnik et Bona, l’épouse de Mandiargues, font écho à la bonne entente existant entre eux tous, ainsi que des liens intellectuels et affectueux entre elles deux.

Le beau travail de Mariana Di Cio qui a établi le texte, l’a noté et préfacé est un éclaircissement précieux et constant.

« En attendant, je t’embrasse avec une sorte d’adoration » écrit Mandiargues à sa correspondante, qui répond plus tard « aime-moi plus qu’à moi-même » dans ce français merveilleux que parlent les étrangers.

C’est le rôle des amis que de comprendre cela, et à le lire ici, on a le cœur serré.

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