12/07/2024

« Pizarnik, une vie en intensité », par Guillaume Contré

Le Matricule des anges

DANS UN BREF ESSAI, CÉSAR AIRA DÉBARRASSE LES CLICHÉS QUI ENCOMBRENT LA FIGURE DE LA POÈTE POUR MIEUX SOULIGNER SON ÉTERNELLE VITALITÉ.


Si César Aira est l’auteur d’une bonne centaine de romans qui ont fait de lui un des écrivains majeurs de notre temps, on connaît beaucoup moins en France e sa veine d’essayiste, qui l’inscrit pourtant dans la lignée borgésienne s’il en est de l’écrivain-lecteur. Car il est de ces lecteurs avisés qui réorganisent la tradition littéraire selon leur caprice et nous font, par ricochet, lire différemment. À travers ses livres consacrés à Copi ou Edward Lear ou son magistral Dictionnaire des écrivains latino-américains (autant d’ouvrages qui attendent d’être traduits), il a construit un canon alternatif qui fait la part belle aux excentriques de tout poil. Une des figures centrales de ce panthéon n’est autre que la poète Alejandra Pizarnik, qu’il a connue dans sa jeunesse lorsqu’il n’était encore qu’un écrivain en herbe, et à laquelle il a consacré deux livres, dont celui qui nous occupe.

À l’origine d’une commande pour une collection de brefs opuscules biographiques, il se présente comme une succincte « vie de Pizarnik ». Mais Aira, c’est entendu, ne fait jamais rien comme les autres, et s’il nous donne ici à grands traits les éléments clés de la courte vie de la poète morte à 36 ans en 1972, c’est d’abord interroger la figure légendaire qu’elle s’est elle-même construite qui l’intéresse. Non pas pour la remettre en cause (même s’il attaque certains clichés « qui surgissent naturellement de la plume de ses exégètes »), mais pour sonder de quelle manière la vie et l’œuvre se fondent en un tour radical chez celle qui a fait de l’intensité une manière d’être et qui devint très vite une sorte de référence, « un personnage presque trop beau pour être vrai », pour le tout-venant surréalisant de Buenos Aires, un univers où ne manquait pas la figure du poète respectable « plus laborieux qu’inspiré ». Un petit monde, avec ses revues et ses bisbilles, qu’Aira, en bon connaisseur des avant-gardes, reconstitue avec une tendre ironie.

Pizarnik mit très tôt en place ce qu’elle appelait « le personnage alejandrin », dont « la clé (du) fonctionnement était la jeunesse, qui demeurerait son trait essentiel jusqu’à la mort et au-delà ». Ce personnage « est allé s’améliorant à partir de traits spontanément présents, tous enveloppés d’une justification poétique qui prenait la forme d’une amplification métaphorique ». Il y avait chez elle un mal de vivre « authentique », plus ou moins contrôlé par l’ingestion massive de médicaments, qui a eu besoin du personnage « pour rendre vraisemblable la personne réelle et la justifier ». Il y avait aussi, sous l’influence de « modèles biographiques (qui) sortaient des livres », une « absolue conviction » qu’elle serait une grande poète, ce qu’elle devint presque aussitôt, car les vies courtes vont vite.

Être une adolescente permanente était la condition de son art et la garantie de sa qualité, laquelle était un prérequis inaltérable. Elle se condamnait elle-même à ne pas écrire un seul mauvais vers, ce qui conduirait à un épuisement de sa combinatoire où dominent les poèmes courts, et la mori précoce, dès lors, semblait inscrite dès le départ dans l’œuvre. Son degré d’exigence avait quelque chose d’une impasse : « elle se nourrissait de matériau vécu, nécessairement fini, et pour donner du poids et de l’intérêt à ses constructions, elle entrainait ce matériau dans des tourments nocturnes qui ne pouvaient maintenir indéfiniment leur surenchère. Mais, tant que cela dura, elle eut de quoi créer son œuvre. »

Et bien qu’elle fut une poète nocturne cultivant son insomnie, il n’en reste pas moins que sa socialisation fut « exhaustive ». « Comme la plupart des vrais bons auteurs, elle fut toujours un centre autour duquel s’organisait le reste », nous dit Aira (qui, en passant, parie aussi de lui). Dès lors, « le caractère confessionnel de sa poésie », qu’elle sut administrer « avec une extrême habilité », lui « servit à nourrir le désir croissant d’accéder au centre qu’elle était ».

L’irruption de Pizarnik dans un monde poétique argentin dominé par des imitateurs de René Char pratiquant un « prévisible ton abstrait, réflexivo-métaphorique » fut un bain de jouvence, alors même qu’elle incarnait un idéal surréaliste un peu anachronique en cette fin des années 1950. C’est l’occasion pour Aira de s’intéresser au surréalisme comme « un grand système de lectures », « un grand carnaval inépuisable où Pizarnik puisera toute sa vie inspiration et modèles ». Le mouvement, en Argentine, était dominé par un disciple sans talent, « plus royaliste que le roi », et Pizarnik — sous l’influence des Voix d’Antonio Porchia, ce maitre de la forme brève que Roberto Juarroz imiterait ensuite jusqu’à la parodie — fut l’étincelle qui fit exploser le dogmatisme de tant de poésies « prolixes et verbeuses ».

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