1/06/2018
« Écrire, aimer, rêver, le faire », par Emmanuel Laugier
UN CHOIX DE LIVRES AUX VERS ÉTINCELANTS DE SANDRO PENNA, À LA SIMPLICITÉ DÉSARMANTE, PARAÎT DANS LES TRADUCTIONS QU’EN FIT BERNARD SIMEONE.
Sandro Penna, poète originaire d’Ombrie (Pérouse 1906 - Rome 1977), bien que né dans une famille de la petite bourgeoisie, vécut comme un prolétaire des bas-quartiers. Toujours pauvre, et plus encore à la fin de sa vie, vendeur au marché noir de savonnettes (se souvient Natalia Ginzburg), vivant dans une petite chambre de vieux célibataire au désordre de livres, d’œuvres d’art et de journaux. Toujours à se mêler, pas seulement à la passeggiata, promenade aux beaux jours commune aux villes italiennes, mais à la foule bigarrée, aux marins et aux operai (ouvriers), aux jeunes adolescents. Penna avait cette avidité de voir et de jouir de regarder. C’est ce que ces poèmes retinrent comme des boutons vibrant d’émotion : des calmes enfants aperçus traverser un village « s’éloigne/leur forme ou leur couleur », reste « la longue/Liste aride des rendez-vous du soir ». Plus loin, dans ce livre Croix et délice (1927-57), au titre énigmatique (il serait d’Elsa Morante ou de Pasolini), un des rares poèmes titrés (« Solfège ») dit le désir frontalement : « enfin j’ai surpris par hasard le sexe d’un marin blond franc et honnête ». Ailleurs, des saynètes osées : « il y a un garçon/Laid qui regarde rêveur son/Sexe dressé » ; le sentiment de perte, d’absence, de solitude : « Amour, jeunesse, mots joyeux/quoi donc brille sur vous et vous dessèche ?/Reste une odeur comme de la merde sèche/au long des haies chargées de soleil ».
La poésie de Penna, toujours à la limite de l’obscénité, aussi pudique par la discrétion du choix de ses mots que crue par son inattention et l’emportement de ses désirs, impressionniste, obsessionnelle, semble être la plus innocente et la moins prétentieuse, y compris par sa singulière idiosyncrasie, toute minimale. Sa clarté est aussi énigmatique, toutes les caractéristiques évoquées plus haut élaborent (comme malgré lui) une poésie audible de tous. Amelia Rosselli dit très justement de la sublimation que ses poèmes opèrent, qu’elle s’attache néanmoins « toujours à une réalité basique, et toujours, même si indirectement obscène, appartenant à tous ; et dans ce tous spécialement aux pauvres, aux exclus, aux compromis, aux travailleurs anonymes, prolétaires ou pas, et même souvent jeunes au point d’être à un stade pré-prolétaire, inconscients qu’ils sont comme les larves d’un socialisme qui ne sait pas parler ». Elle fait même l’hypothèse que sa bisexualité, son homosexualité est un corps conducteur qui le mène directement à « mieux connaître une réalité humble et innocente ». On pourrait ajouter que Penna céda peut-être autant à ses désirs qu’il ne céda pas sur son désir. Cette double balance, par laquelle deux conduites de vie se donnent à penser, d’un penchant vers lequel on glisse au choix réel de confrontations nouvelles, risquées, sans préalables, mais où toute l’existence s’affirme, conduit les poèmes de Penna à cristalliser en eux des blocs d’affects bouleversants. C’est sans doute ce qui fait sa grâce et sa force, moins juvénile, que consciente de sa manière d’engouffrer toute une matière ouvertement amoureuse et sexuelle (« amore-sesso »), comme son sens de l’élégiaque, dans les vocables les plus simples. La quête d’un amour qui ne perd jamais sa jeunesse, sa vigueur et son innocence, par quoi se mêler aux corps, se toucher, rêver de lèvres et de sexes, recoupait sans doute une part de cette dolce vita sensuelle et méditerranéenne.
Penna fascina sûrement, et durablement, par sa liberté, son absence de moralisme, autant Pasolini que Montale et la jeune génération de poètes, mais surtout par sa façon, écrit encore Rosselli, « de reprendre les traditions désormais grotesques comme celles des rimes alternées ou embrassées, des quatrains, de scander des phrases absurdement moisies dans les anthologies scolaires, en les mélangeant à des inventions et à des images solaires ». Ce tressage de formes, où l’ironie pointe parfois, élabore sciemment la fausse naïveté de ses vers, leur boiterie comme leur lisibilité. Cette dernière fit de Penna le « plus socialiste et le plus populaire de nos poètes » (Rosselli), mais aussi, avec Montale, Pasolini ou Caproni, en un certain sens, un poète dont la mélancolie fut éminemment et toujours contrebalancée par une ardente solitude. Que lui demander de plus, car « vivante reste/la douce persuasion d’une trame/serrée d’amour qui inquiète le monde ».