8/11/2023

« Il était une fois le travail domestique : Fichu c’est fichu de Wanda Gág », par Mathilde Wagman

Book club – France culture

Aujourd’hui, on évoque un conte paru pour la première fois en 1935 aux États‑Unis : Fichu c’est fichu, ou l’histoire d’un homme qui voulait faire les travaux domestiques, de Wanda Gág. Ou comment les auteurs et autrices pour la jeunesse savent renverser les stéréotypes de genre…


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Un jour, son prince viendra : conte et stéréotypes de genre

C’est une problématique identifiée depuis longtemps : « La littérature enfantine […] reflète les mythes créés par l’orgueil et les désirs des hommes […]. La petite fille apprend que pour être heureuse, il faut être aimée […]. Dans les contes, on voit le jeune homme partir aventureusement à la recherche de la femme ; il pourfend des dragons, il combat des géants ; elle est enfermée dans une tour, un palais, une caverne, enchaînée à un rocher, captive, endormie, elle attend. Un jour mon prince viendra… ». Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième sexe, texte fondamental dans l’Histoire de la pensée féministe, paru en 1949, l’énonçait en des termes particulièrement limpides. Du point de vue de la création, le problème peut se poser en ces termes : comment inventer des histoires qui déjouent ces stéréotypes ? Face à ce constat relativement ancien donc — mais fort récent à l’échelle de l’histoire de l’humanité, cela fait un certain nombre d’années que des auteurs se sont emparés de la forme du conte en tâchant de déjouer le stéréotype. C’est devenu presque un sous‑genre en soi, dès les années 1970 notamment, époque de ce que l’on a appelé la « deuxième vague » des féminismes et à laquelle ont commencé à paraître des histoires de princesses qui ne veulent pas se marier ou dans lesquelles c’est la princesse qui doit délivrer le prince des griffes du dragon, par exemple. Des contes « renversés », où l’on dote l’héroïne féminine des vertus traditionnellement associés aux héros masculins.

Gone is gone : un récit paru aux États‑Unis en 1935

En 1935, il y a presque 90 ans, paraissait pour la première fois aux États‑Unis le conte d’une autrice, artiste et illustratrice américaine qui s’appelle Wanda Gág (1893‑1946). Dessinatrice, graveuse, lithographe, elle créa plusieurs livres pour enfants, dont certains sont des classiques outre-Atlantique. Bien que son travail ait été célébré par des auteurs comme Maurice Sendak ou Robert Crumb, elle reste très peu connue en France. L’ouvrage qui nous intéresse s’intitule Gone is gone, en Anglais : Fichu, c’est fichu dans la traduction qu’en propose Lise Thiollier et qui vient de paraître aux éditions Ypsilon, sous‑titre : « l’histoire d’un homme qui voulait faire les travaux domestiques ».

L’histoire d’un homme qui voulait faire les travaux domestiques

C’est l’histoire d’un paysan, Fritzl, qui vit avec sa femme. La journée, Fritzl laboure le sol, sème les graines, coupe le foin, tandis que Liesi nettoie la maison, cuisine la soupe, et s’occupe de leur petite fille. Lorsque Fritzl rentre du champ, le soir, à la maison, il s’assoit, s’éponge la figure et dit « Tu n’as pas idée, Liesi, de ce que c’est que le travail d’un homme, tu n’as pas idée ! Ton travail maintenant, c’est rien du tout ». Un jour, Liesi le prend au mot et lui propose d’échanger les rôles. Fritzl accepte, et c’est ainsi que commence le récit de la journée où Fritzl va vivre la vie de Liesi. Au début, tout va bien pour lui qui fait griller les saucisses de son petit déjeuner tout en se perdant dans ses pensées, mais voilà le chien qui vole les saucisses. Fritzl de lui courir après, sans parvenir à le rattraper. « Fichu, c’est fichu », se dit‑il, fataliste. Pour se remettre, il se décide à baratter le beurre, mais réalise alors qu’il a complètement oublié de donner de l’eau à la vache. Il la sort de la grange, lui donne à boire, puis la met sur le toit de la ferme, couvert d’herbe, pour qu’elle ne soit pas trop loin, et qu’il puisse retourner s’occuper de sa petite fille, laissée près de la baratte à beurre. Entre temps, l’enfant a bien sûr largement eu le temps de renverser la baratte. C’est déjà midi, notre pauvre paysan entreprend de faire cuire la soupe, mais la vache parcourt le toit en tous sens. De crainte qu’elle ne tombe, Fritzl se lie à elle par une corde qu’il enroule autour de leurs tailles et qu’il fait passer par le trou de la cheminée. Quelques instants plus tard, la vache tombe du toit, et voilà le paysan, emporté par son poids, pendouiller dans la cheminée, suspendu au‑dessus de la marmite. Liesi rentre alors des champs, trouve la vache retenue à la corde, à moitié étouffée. Elle prend sa faux, libère l’animal, constate les nombreux dégâts causés par son mari, jusqu’à la découverte de ses deux bras et ses deux jambes qui s’agitent dans la marmite. Sauvé de la noyade par sa femme, il sort du récipient, une feuille de chou dans les cheveux et un céleri dans la poche.

Renverser les assignations et les barattes à beurre

À la fin, Fritzl reconnait, penaud, que le travail de Liesi n’est pas facile ; mais lorsque cette dernière le rassure, lui dit qu’il fera mieux demain, Fritzl la supplie de le laisser retourner aux champs, lui promettant qu’il ne dira plus jamais que son travail est le plus difficile. Elle accepte, et déclare qu’ainsi ils pourront « vivre en paix et dans la joie pour toujours ». Alors bien sûr, pour la révolution, on repassera : l’ordre patriarcal est pour finir bien gardé. Mais ne boudons pas notre plaisir, car les déboires de ce pauvre Fritzl sont dignes d’un Chaplin ou d’un Keaton, et les rires provoqués par l’enchaînement des catastrophes, merveilleusement soulignés par les dessins en noir et blanc de Wanda Gag, sont francs. L’ironie, on le sait, est depuis toujours la première et la meilleure arme pour déjouer les assignations, quelles qu’elles soient. Pour nous, lecteurs et lectrices d’aujourd’hui, lire ce conte qui décrit par le menu les concepts de travail domestique et de charge mentale bien avant que ceux‑ci ne soient théorisés, apporte une réjouissance supplémentaire. Continuons donc à renverser et retourner gaiement, les stéréotypes, les stigmates et les barattes à beurre.

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