21/03/2018
« Gorille, mon amour de Toni Cade Bambara », par Librairie Myriagone
« Je préfère balancer un bon coup de poing et voir ce qui se passera et pourtant je suis une petite fille avec des petits bras tout maigrichons et une voix de souris, même que c’est pour ça qu’on m’appelle la Souris. »
Le coup de poing, en l’occurrence, c’est aussi celui que l’on se prend à la lecture de ce recueil incroyable qu’est Gorille, mon amour. Un uppercut envoyé par la puissante Toni CADE BAMBARA avec un élan et une énergie tels que l’on ressent la force de l’impact longtemps encore après le contact des dernières lignes.
Quinze nouvelles rapides, au jeu de jambes souple et tendu, écrites au cours des années 60 et publiées en recueil en 1972 par l’auteure afro-américaine, dont on ressent dès cette première œuvre tout l’engagement politique et social, allié à un regard doux, plein de compassion pour ses personnages et leurs histoires.
Car, au fil de ces récits, qui, s’ils ne se répètent jamais, ont en commun de déployer un même modèle : de petites tranches de vie de femmes et de jeunes filles de la communauté noire qui, dans la difficulté et l’adversité, ne cessent de se battre, de lutter, font tout pour garder la tête haute malgré les émotions qui peuvent les bousculer, au cœur de ces vies révélées affleure toujours une extrême sensibilité, où la détermination et le rire ne révèlent que mieux les fêlures souterraines, les espoirs secrets, les combats à mener.
« Et je souris. Un grand sourire de respect s’installe entre nous deux. C’est à peu près ce qu’il y a de plus vrai dans le genre sourire que deux filles peuvent se lancer, vu qu’on ne pratique pas vraiment l’art du sourire tous les jours, vous savez, peut-être parce qu’on est trop occupées à jouer les fleurs ou les fées ou les fraises au lieu d’essayer d’être vraies et dignes de respect, vous voyez ce que je veux dire, comme des êtres humains, quoi. »
De la forte tête haute comme trois pommes toujours prête à distribuer des beignes pour défendre son grand frère retardé, à l’assemblée de vieilles copines self-made-women réunies en conseil d’urgence après la fuite d’un amant, en passant par la petite teigneuse qui demande réclamation aux adultes pour leurs mensonges répétés, et bien d’autres encore, les figures mises en scène sont toutes emplies d’un mouvement de vie sensationnel, du genre qui pourrait réveiller les morts ou changer le monde, et qui pourtant buttent contre ce dernier, ancré dans une société empêtrée dans la misère et les faux-semblants.
« Il y aura des jours différents de celui-ci, me dis-je, des jours secs et normaux, tout collants de la pulpe des abricots trop mûrs coulant lentement dans le bon vieux temps de ma jeunesse trahie. »
Toute chaleureuse et revigorante qu’elle puisse être, l’écriture de Toni CADE BAMBARA n’en reste pas moins, comme l’écrit l’excellente traductrice Anne WICKE en postface, une littérature de combat, en ce qu’elle produit un éveil et un sentiment fort, quasi euphorisant, de hargne face à des conditions de vie misérables et une ségrégation omniprésente.
Ici la révolte a de la gouaille, une attitude revêche, une détermination à toute épreuve, pour ne rien laisser apparaître d’autre que la volonté de sortir des lignes tracées, du carcan prédéterminé.
Par sa simplicité de surface et la complexité de tout ce qui se joue sous le voile des apparences, par son rythme endiablé, ses images d’une justesse et d’une inspiration toujours effarantes, par l’équilibre parfait trouvé entre le rire et les larmes, Gorille, Mon Amour est un livre somptueux, solaire, tout simplement beau et intemporel.
« Après, en cas de pépin, je cours. Et tout le monde vous le dira, il n’y a pas plus rapide que moi sur deux pattes. »