21/04/2023

« Les rides riches d’Alejandra Pizarnik », par Claire Baglin

Libération

« Les Années françaises » : publication du journal de la poétesse argentine hantée par le temps qui défile et obsédée par la prose.


Flora Alejandra Pizarnik quitte l’Argentine le 11 mars 1960 à 24 ans et arrive à Paris où elle travaille comme pigiste pour le journal espagnol Cuadernos. Durant ses quatre années en France, elle rencontre Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, André Pieyre de Mandiargues, Julio Cortázar, Octavio Paz… Celui-ci préfacera l’Arbre de Diane, son quatrième recueil, publié en 1962. La poétesse, née le 29 avril 1936 dans la banlieue de Buenos Aires, déjà reconnue en Argentine notamment par Jorge Luis Borges et Silvina Ocampo, participe à la vie littéraire parisienne. Elle rentre dans son pays en 1964, se consacre à la poésie et publie ses œuvres majeures, marquées par le voyage et ses lectures. Elle obtient une bourse Guggenheim en 1968 et découvre New York à l’occasion d’un court séjour. Elle s’essaie au théâtre, à la prose, à la critique littéraire : ces différents genres colorent sa poésie, ils ne viennent pas la remplacer mais la traversent de toute part. Alejandra Pizarnik décède le 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans à la suite d’un œdème pulmonaire. À ses 18 ans, elle a amorcé un journal qu’elle tiendra jusqu’à sa disparition et qui comptera 20 cahiers, partie intégrante de son œuvre poétique, et dont Ypsilon publie le deuxième tome.


« Maintenant l’abandonnée ». Une petite fille quitte sa mère. Elle est assise sur le pont d’un bateau qui la mène en France. Avant le départ, elle écrit dans un cahier qu’elle referme « Je pars à Paris. Je suis sauvée. » Elle ne part pas pour Paris, elle quitte le ventre pour chercher qui lui manque. Elle s’éloigne des côtes de l’enfance, de son « atmosphère d’inutilité et d’ennui », veut rompre avec l’attente et la solitude. « Je n’ai eu personne à qui communiquer ma joie du voyage. Maintenant l’angoisse. Maintenant l’abandonnée. » Ses mains et son front sont ridés, elle ne regarde ni la terre s’éloigner ni l’horizon se dessiner puisqu’elle n’y croit pas. « Je n’irai jamais à Paris. Je suis trop vieille. Paris, c’est pour les jeunes. »

Elle embarque avec son deuxième prénom, préféré au premier trois ans auparavant. Dans ses journaux, lorsqu’elle s’adresse à elle-même, qu’elle implore et invective « Sonreír, Alejandra ! Sonreír !! » sur la couverture de ses recueils de poèmes : Alejandra est un titre, un adjectif, ses vers alejandrins, son enfer. Flora restera en Argentine pour toujours.

Quel temps fait-il pendant cette traversée à bord du Laennec ? Elle n’en rend pas compte et ne mentionne jamais le voyage dans ses cahiers et dans ses lettres. Il dure quelques secondes et s’efface dans un temps sans heures. Alejandra Pizarnik était déjà arrivée en France et depuis longtemps, avec Apollinaire, Rimbaud et Baudelaire, Nerval, Jarry et Proust, elle avait suivi des cours de français à l’université de Buenos Aires, écouté Juliette Gréco et vu le premier film du jeune Truffaut au cinéma. Une fois seulement, alors qu’elle est hébergée à Châtenay-Malabry, le Laennec lui revient en rêve mais le paquebot n’existera jamais dans la poésie de Pizarnik. Les cahiers de ses années françaises commencent alors qu’elle habite Paris. La petite vieillarde a quitté sa mère, elle visite le Louvre.

Ce « journal météorologique » de l’esprit1 s’ouvre sur un « ciel absent, sans nom » comme un tableau serait nommé sans titre. L’élément pictural est manquant, le temps-qu’il-fait supplanté par celui qui la traverse, qui voile ses yeux, nocturne et nébuleux, changeant, précipité. Ses désirs se font saisons, son amour, sa résolution d’être la plus grande poète de langue espagnole, premier item d’une longue liste, puis ses lectures nombreuses, Dostoïevski, Rilke, le sexe qui seul « mérite considération et sérieux, car le sexe, c’est le silence », et ce qu’elle traverse chaque nuit, à minuit, lorsqu’il faut comprendre que la journée est finie et que l’on a perdu.

Alejandra a 25 ans aujourd’hui. « Qu’est-ce que ça veut dire 25 ans ? Combien d’années me reste-t-il ? » Le temps qui s’écoule la poursuit. Alors même qu’elle inscrit scrupuleusement les dates et certaines heures dans son journal, elle déplore de le sentir qui s’écoule par elle et malgré elle. « Temps impossible à boire. » Elle désigne son ennemi, ce sont les montres qui ne donnent qu’une fois chaque heure de chaque jour. Ses cahiers témoignent de cet « effort des hommes pour imposer leur emprise sur le temps et de ce qui leur échappe inévitablement de leur propre nature, inconstante, météorologique d’une variabilité sans règle. »2 Son œuvre poétique est suspendue à cela. « Je veux mon ancien temps sans heures. »

Alejandra Pizarnik est hantée par le temps comme par sa poésie, résolument tragique. Elle veut ses mots comme des instruments scientifiques de « haute fidélité » mais ces outils lui paraissent imprécis et abstraits. Elle voit plus loin qu’eux, est exigeante vis-à-vis de ceux qu’elle laisse affleurer et par-dessus tout elle aspire à la prose. Voilà sa tragédie, elle ne parvient à écrire son roman, comme Roland Barthes qui ne parvenait à « accepter de mentir »3 .


Le désir et l’amour. Alejandra Pizarnik souffre de sincérité. Elle écrit pourtant des scénarios de contes, ces cuentos que Cortázar définit dans une conférence à Cuba (Nouvelles, histoires et autres contes, Quarto, 2008) : « L’auteur de contes sait qu’il ne peut pas procéder par accumulation, qu’il n’a pas le temps pour allié […]  » Les poèmes d’Alejandra n’ont pas le temps pour allié non plus mais ses cahiers parviennent à restituer un temps, le sien propre, en dehors de l’actualité et résolument contemporain. Sa prose y naît alors : dans le désir et l’amour, des pages s’écrivent qui échappent à sa garde. Elles puisent dans ce qui confond et trouble, le regard attrapé au vol, le désir et la fuite alors inévitable.

  1. Henry D. Thoreau, Journal (le Mot et le Reste, 2018). Citation soufflée par un ami poète, Nicolas Millet.
  2. Pierre Pachet, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime (Le Bruit du Temps, 2015).
  3. Roland Barthes, La Préparation du roman (Seuil, 2015).