1/07/2015

« Orpheu dirigé par Fernando Pessoa et Maria de Sa‑Carneiro », par Emmanuel Requette

Librairie Ptyx

La littérature est tissée de mythes. Non seulement, elle s’érige sur ceux dont elle a fait sa matière (qu’ils soient grecs, slaves ou indiens), mais elle crée les siens propres. Ainsi en est-il de certains textes qui, inconnus par essence, génèrent un désir résultant précisément – tels les personnages de ces mythes – de leur caractère inatteignable. Pensez à certains textes de Joyce cachés par un neveu pudibond, à Infinite Jest de Wallace, à Zettel’s Traum de Arno Schmidt ou à A de Zukofsky… Qu’on ne puisse les atteindre pour de sombres questions de droit, pour des raisons liées – comme on dit – aux troubles de l’Histoire, ou pour des raisons de traduction, leur inaccessibilité vient grossir chaque année un peu plus l’intérêt qu’on lui conférait par principe. Et le dévoilement devient alors évènement.

Orpheu est de ces textes!

Fondée en 1915 par Fernado Pessoa et Mario de Sa-Carneiro, elle connaitra deux numéros parus et un troisième à l’état d’épreuves. Evènement – et scandale – dès la sortie du premier numéro, elle fut considérée rapidement comme un point incontournable de l’Histoire des littératures européennes. A travers laquelle se cristallisaient toutes les singularités des modernismes.

Ah! pouvoir m’exprimer tout entier comme un moteur s’exprime! / Etre complet comme une machine! / Pouvoir s’avancer dans la vie triomphant comme une automobile dernier cri!

Si, effectivement, cette revue reflète un aspect documentaire et permet d’éclairer une époque et la genèse de ce qui deviendra une des grandes œuvres du vingtième siècle, son intérêt n’est pas que contextuel. Si se lisent dans la suite de ses contributions la trace d’un temps, les prémisses d’un génie poétique et certaines des réalisations déjà les plus achevées des grandes poètes lusitaniens (on pense ici à l’Ode Maritime ou l’Ode Triomphale de Alvaro de Campos), s’y découvre aussi une des envies qui dépassent tout -isme. Ses velléités anti-bourgeoises, ses réparties provocatrices, ses tours parfois grandguignolesques, ses néologismes, ses inventions formelles incessantes sont le témoin d’une inextinguible, universelle et si humaine soif de créer.

Soyons esthètes, vivons de toute éternité du désir qui, lui seul, personnalise l’âme, la rendant, pour notre vie spirituelle, gigantesque!… Il est étrange, ce vœu que je formule, mais, d’aventure, n’est-il pas étrange, le Vertige de l’Existence?…