1/03/2014
« René Daumal & Léon Pierre-Quint : Correspondance 1927‑1942 », par Gaëlle Obiégly
Si l’écrivain René Daumal est connu du public, ou plutôt du public d’une certaine littérature, représentée par la mythique revue Le Grand Jeu, l’attention portée à son interlocuteur est bien plus confidentielle. Léon Pierre- Quint est l’inconnu de cette correspondance. De prime abord, celle-ci offre peu d’intérêt. Mais il faut s’y plonger. En effet, la moitié du livre est constituée de lettres brèves, au contenu factuel — sans poésie. Les premiers échanges ont pour but la constitution de la revue puis, c’est l’autre moitié, la formation d’un esprit. La lecture approfondie de cette correspondance déploie la trajectoire intimement intellectuelle de René Daumal. En 1927, il a dix-neuf ans. Il a déjà fondé Le Grand Jeu avec quelques amis, des sortes de frères. Ce groupe, dont la pensée se manifeste dans une revue, s’est formé en 1922 à Reims. Roger Vaillant, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Meyrat et René Daumal étaient alors lycéens. La revue a un but, il s’agit de retrouver « la simplicité de l’enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée ». Ce but demeure celui de René Daumal bien après la dissolution du Grand Jeu. Au fil des lettres la quête se reformule, de diverses manières, par diverses entreprises. Léon Pierre-Quint reçoit, commente, aide, questionne les démarches du jeune homme. En ami. Pour- tant, au départ, Léon Pierre-Quint exprime surtout des réserves au sujet de Daumal qu’il trouve « triste comme un hibou », au sujet aussi des expériences qu’il mène avec les « phrères simplistes » du Grand Jeu. Il n’estime pas leur langage. Passé la mise ne garde contre « termes précieux, néologismes trop fréquents, tournures de phrases contournées, inversions inutiles », Léon Pierre-Quint devient un allié du groupe, faisant bénéficier la revue de son carnet d’adresses et de son jugement. Le critique littéraire, cependant, n’en sera jamais un membre officiel. Son goût et ses opinions définitifs s’expriment dans d’autres publications, notamment à la Revue de France puis dans des journaux où il tient une chronique. Ces publications disparues ont accueilli de grands auteurs. Au Rempart, quotidien de « la droite non-conformiste » fondé en 1933 par Paul Lévy, Maurice Blanchot collabora abondamment. La parution cesse au bout de quelques mois. Le journal renaît sous un autre nom. Aujourd’hui, qui s’effacera aussi. On y lisait les articles de Léon Pierre-Quint ainsi que ceux de René Daumal, entre autres, sur le cinéma. L’aîné introduit Daumal auprès de certains directeurs de périodiques auxquels il pourrait envoyer des articles sur des livres, des pays, des films. Le Cahier bleu revue bimensuelle, notamment. Le critique reconnu stimule l’activité intellectuelle du poète et l’encourage à envoyer ce qu’il désire, lui garantissant une absolue liberté d’expression. Pourtant, il ajoute que le but des articles doit être antifasciste et lui suggère de ne pas systématiquement dénigré les films dont il rend compte. Certes, Pierre-Quint suscite les qualités d’analyse de Daumal mais surtout il cherche à l’aider à gagner sa vie. Et souvent les conditions matérielles alimentent leur échange. Qu’il s’agisse de trouver les fonds nécessaires au Grand Jeu dont le quatrième numéro ne verra jamais le jour, qu’il s’agisse aussi de la publication d’un livre ou des contraintes financières de Daumal. En 1934, son problème consiste à trouver des moyens d’existence. Il recherche des collaborations, des leçons, à faire des chroniques régulières. Elles porteraient sur l’Orient, ou sur les primitifs dont il voudrait parler de manière accessible sans pour autant vulgariser sa connaissance. Ses articles s’emploieraient à présenter les primitifs sous « leur jour le plus universellement humain ». L’édition du présent ouvrage est donc fidèle au souci de clarté des deux épistoliers puisqu’elle précise en permanence leurs propos. Néanmoins, l’appareil critique accompagnant les lettres n’alourdit pas la lecture. Au contraire, il la vivifie. Il faut ici féliciter Billy Dranty pour la qualité de sa présentation de la correspondance. La préface et les nombreuses notes (celles-ci rédigées par Bérénice Stoll) sont d’une précision remarquable et rendent passionnante la lecture de cet ouvrage même pour qui n’aurait pas déjà pris en considération l’importance du Grand Jeu dans l’histoire littéraire. La moindre allusion donne lieu à un éclaircissement approfondi, donnant à voir le contexte politique et social où se tiennent les deux hommes. En marge de la correspondance on lira l’évocation de la vie éditoriale de l’époque dont Léon Pierre-Quint est une figure en ce qu’il dirige les Éditions du Sagittaire, maison importante dans l’entre deux guerres. On découvrira, ou pas, les références politiques et philosophiques auxquelles sont associées certaines déclarations de Daumal. Prenons pour exemple, la lettre que celui-ci écrit d’Amérique. Il y décrit ce qu’il voit, les slogans, les graffitis et fait surgir entre guillemets le mot Technocracy. Il s’agit d’un mouvement social, nous est-il expliqué dans la note, fameux durant les années 1930 aux États- Unis auprès des médias et du grand public. Prenant le relais de Daumal, qui en résume la thèse, l’éditrice expose avec une précision concise les idées du mouvement Technocracy : l’abolition des partis politiques et une baisse du temps de travail concourant au progrès de la société. À son retour d’Amérique, en 1933, René Daumal prend ses distances avec la plupart de ses anciens amis. Ses lettres changent de ton. Elles s’étoffent. Elles sont plus nombreuses. Il s’y montre davantage. Le « nous » des débuts a fait place à une solitude pleine de réflexions. La multiplicité des lettres a certainement sa cause dans la distance géographique qui empêche les rencontres autrefois hebdomadaires des deux hommes. A la relation orale s’est substitué un échange épistolier. S’agit- il du même « radotage » ? Ou l’écriture fait-elle advenir un nouveau rapport entre Pierre-Quint et Daumal ? Le livre offre quelques reproductions de lettres, donnant à voir la matérialité de l’écriture, « cette ligne noire sinueuse, interrompue, irrégulière, le papier plié, l’enveloppe » que considère Daumal avant de mettre ça dans une boîte pour que sa parole soit par des mains apportée à son destinataire. Deux personnalités se font jour au fil des lettres. Et comme la préface présente Léon Pierre-Quint comme un homme secret, appliqué à cacher l’homme qu’il était véritablement, on recherche dans cette correspondance des indices sur sa personnalité. L’inaccessibilité affectée des premières rencontres, relatée par des témoins, s’estompe au profit d’un rapport chaleureux. Mais Pierre-Quint ne se départit jamais de ses goûts, de ses opinions et n’hésite pas à s’opposer à Daumal, sans doute pour l’amener à préciser ses réflexions. Elles sont de plus en plus fouillées, parfois il s’en excuse. Lui, c’est l’humour de Pierre-Quint qu’il sollicite. Ainsi lui exposant a méthode de Jeanne de Salzmann vis-à-vis de laquelle Pierre-Quint s’est montré critique, Daumal lui fait « payer cher avec ces six pages de lecture » le principe de méfiance qu’il considère finalement d’une excellente hygiène. Sans qu’ils s’épanchent, les deux hommes nouent des liens d’amitié par leurs vertus propres. Simplement.