1/12/2014
« Correspondance (1927-1942). René Daumal et Léon Pierre‑Quint », par Henri Steinbuch
Cette édition de la correspondance de Daumal et Pierre-Quint est tout à fait remarquable avec des notes pertinentes et précises pour des lettres réunies avec de la persévérance et de la chance comme le rappelle la préface érudite de Billy Dranty (qui aurait eu une meilleure place à la fin du volume). Les éditions Ypsilon, après avoir publié celle de Roger Gilbert-Lecomte avec celui qu’on a longtemps considéré comme le « mécène » du Grand-Jeu, nous font donc partager une relation d’abord difficile, puis plus ouverte (même si certaines lettres peuvent tout à coup creuser une grande distance entre les deux hommes, ce qui se remarque aussi bien dans leurs tonalités que dans les sujets abordés : on passe brutalement de l’intimité à la simple conversation d’hommes de lettres, avant de retrouver plus tard une complicité emplie de sincérité et d’admiration). Indépendamment de l’échange toujours intéressant de deux écrivains, quels sont les points forts de cette correspondance ? Les dates sont éloquentes. Cette période commence lors des problèmes de l’édition du dernier numéro du Grand Jeu et se clôt avec la mort de Daumal. Nous pouvons alors trouver beaucoup de faits et de démarches de survie dans un contexte social très difficile. Si Pierre-Quint se montre altruiste, il n’en néglige pas moins sa carrière littéraire, notamment en utilisant Daumal pour établir des contacts avec Paulhan. C’est alors un tourbillon de propositions d’articles, de préfaces, de traductions qui ne sont pas toujours menées à bien, ni correctement rémunérées. S’ils manquent parfois de lucidité, les deux hommes s’encouragent mutuellement et sont l’un pour l’autre des soutiens fidèles dans un monde littéraire aussi divers qu’impitoyable. Il est alors intéressant de croiser d’autres figures : l’éditeur José Corti, le jeune Maurice Blanchot (alors d’extrême droite), Lucien Werth, Philippe Lavastine, Lanza del Vasto et tant d’autres. Nous voyons aussi passer certains membres du Grand Jeu, le « capitaine » Cramer (qui disparaît mystérieusement de son logement. bien avant Neuengamme), Paul Minet (dont les critiques judicieuses ne sont pas publiées, car elles auraient déjà été promises à d’autres), Renéville ou Roger Vailland. La grande différence avec les surréalistes est manifeste : les membres du Grand Jeu gardent l’affection et l’estime de leurs anciens amis après la déliquescence de leur groupe, et cela. quoi qu’ils fassent. Et nous partageons peu à peu ce qui est le ciment fondamental de la relation entre les deux hommes : le génial Roger Gilbert-Lecomte, l’une des mains de la farandole Lautréamont-Rimbaud-Mallarmé. Les lettres qui l’évoquent sont bouleversantes. D’un côté, Pierre-Quint, l’amant-ami qui peine à le retrouver (« À pleurer ! »), face à lui, René Daumal qui souffre de l’éloignement qu’il s’est infligé. Nous sommes alors dans quelque chose de très profond, dans les territoires du grand silence. La personnalité extraordinaire de René Daumal (qui est un jeune homme à la pensée solide et volontaire) s’affirme. On ne retiendra que deux exemples. Pierre-Quint aimerait qu’il sorte des amitiés du Grand jeu et lui propose André Masson pour un tirage de tête. Réponse de Daumal : « Nul autre que Sima puisque W. Blake est mort ». Il n’y a rien à ajouter. De même, lorsqu’il rejoint madame de Salzmann en compagnie de sa femme Vera pour suivre l’enseignement hérité de Gurdjieff, Pierre-Quint s’en alarme et s’oppose à cette décision jusqu’à faire l’éloge de la solitude, alors que le contexte, historique est à la hauteur de l’état de santé de Daumal. Ce dernier plaide sa cause dans des lettres qui sont les plus intéressantes. Il justifie son adhésion à la « méthode » du groupe réuni autour de cette sorte de préceptrice qui transmet les enseignements de son mari défunt, ce qui lui permet également de proposer non pas une théorie, mais une réflexion sur son univers poétique, lequel va bien au-delà d’un simple travail du langage, mais du corps tout entier, « seule voie possible pour étudier les problèmes techniques de l’expression poétique auxquels (il) travaille » pour atteindre « l’immobilité, la forme du mouvement la plus complète, la plus difficile à réaliser ».