1/04/2015

« Correspondance de René Daumal et Roger Gilbert‑Lecomte », par Gaëlle Obiégly

Fondation La Poste

Ils sont quatre camarades au départ. Quatre « phrères » qui aspirent à n’être qu’un seul esprit. Ils se sont connus en 1923 à Reims, au lycée des Bons Enfants. Eux qui en seront de terribles. Roger Vailland, Robert Meyrat, Roger Lecomte et René Daumal commencent à se fréquenter assidûment dès la seconde. La correspondance de Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal les convoque tous les quatre et les démultiplie sous les divers noms qu’ils adoptent. Au tout début du livre sont rassemblées les nombreuses appellations sous l’identité civile de chacun des protagonistes du Simplisme qu’ils ont fondé en 1924. Ils se disent anges. Ils ont des surnoms compliqués, décryptés par Billy Dranty dans le texte érudit qui accompagne cette correspondance soutenue par un appareillage de notes précises. Sans ces commentaires, la lecture de ces lettres aurait moins d’intérêt car souvent elles sont allusives. Elles se rapportent à des faits, des moments, des rencontres dont la matière n’est pas relatée. Ce qui témoigne d’une proximité des auteurs des lettres, c’est justement leur caractère lacunaire. Les sous-entendus parlent en faveur d’une complicité. Le lycéen Roger Lecomte a pour surnoms Rog-Jarl, Coco de Colchide, Antinoüs Opiat et, pour la postérité, Roger Gilbert-Lecomte. Il s’adresse à René Daumal en l’appelant, le plus souvent, Nathaniel, en référence aux Nourritures terrestres d’André Gide. Vailland est appelé Dada, entre autres. Et Meyrat, La Stryge. Ils se complaisent dans l’utilisation de mots précieux, de néologismes, ils raffolent de jeux de mots. Ainsi en 1925, Roger Gilbert-Lecomte s’adresse à René Daumal son « très cher embryon fœtal, et fêtard, et têtard ». Il frappe les mots pour en faire jaillir d’autres. Chaque mot en contient une multitude. Il sort une « poule au vert » d’un pull over. Aux pouvoirs rhétoriques du langage, les phrères simplistes préfèrent ceux de la magie. Les lettres produisent les messages subliminaux contenus dans l’expression triviale ou la trivialité des mystères. 1925, c’est l’année du bac. Après quoi, ils doivent affronter la première grande séparation. Pour compenser la souffrance qu’elle occasionne, ils s’envoient de longues lettres où la cohérence n’est pas de mise. Daumal est à Henri IV. Parisien, désormais. Pour Roger Gilbert-Lecomte, ce qui préside à leur séparation est contraire à leur nature d’anges. De leurs années rémoises, ils regrettent les corrobori, c’est-à-dire les rituels qui avaient lieu dans cette ville à leurs yeux morne et inculte. Ils y tenaient des réunions mystiques, s’y livraient à des rites, les rites simplistes qui débouchaient sur des extases. Ils gisaient en grappes, les corps raidis. Pendant ces corrobori, s’accumulait en eux la « mana », une force d’essence mystique symbolisée par Bubu, leur totem. Il leur permet de vivre la vie quotidienne trop plate en dehors de leurs réunions qui sont pour eux toujours l’occasion de renouveler la « mana ». Bubu, le dieu des Simplistes a été inventé en 1924. Les lettres le mentionnent fréquemment. Il est invoqué comme dans les corrobori dont les lettres prennent le relais. D’où leur teneur ésotérique. Mais c’est un ésotérisme rigolard. Du moins s’agissant de Roger Gilbert-Lecomte, pourtant l’esprit le plus sombre du groupe. Daumal n’est pas dépourvu d’humour, cependant ses communications, plus rares que celles de son ami, accordent une place plus importante à des réflexions dont la métaphysique ne ploie pas sous l’ironie. Il s’est lié au trio d’amis farceurs formé par Roger Lecomte, Roger Vailland et Meyrat. Ce dernier lui reconnaît un rôle primordial dans la constitution du quatuor qui bâtira le Grand Jeu. A l’inverse de ses camarades, Daumal, discret, très calme, « pas très vivant », sera pourtant le catalyseur du groupe. C’est lui qui fera se rapprocher les esprits des uns et des autres, leur apprenant à considérer les choses d’une façon plus profonde. « Malgré son air pataud et endormi, il pensait et voyait beaucoup plus loin que nous », selon Meyrat cité dans la postface de ce volume de 154 lettres pour la première fois rassemblées. Leur lecture, ainsi que leur riche annotation, nous fait connaître l’histoire du Grand Jeu, revue qui prit l’art et la littérature pour moyens, sa constitution et son origine. Elle a sa source dans l’amitié de poètes dont la correspondance croisée manifeste l’intensité, de l’âge d’or à la rupture. Les lettres s’étalent sur une dizaine d’années bien remplies, elles s’espacent vers la fin en 1934. Les deux épistoliers diffèrent dans leurs personnalités et leur expression. À l’automne 1927, Daumal écrit à Gilbert-Lecomte : « tu me ressembles si peu que ce qu’il y a de commun entre nous ne peut être que sublime. » Ils sont liés par des affinités mystiques. Leur combinaison fait naître le Simplisme dont ils sont les « phrères », des anges ou plutôt un seul ange en plusieurs corps. Ils recherchent un état d’enfance, un état où tout est simple et facile. D’où le nom de « phrères simplistes » sous lequel il n’y a nul sens à rechercher. L’abolition du sens, de la raison, de « la conscience claire, horrible concierge brandissant son balai poisseux » au profit de l’expression poétique, joyeuse, extatique, parcourt l’échange des deux amis. Daumal dit que cette facilité vers laquelle tend le Simplisme correspond à ce que les théologiens appellent la grâce. Les lettres ne sont pas intellectuelles, elles ne visent pas à dire quelque chose mais l’expression pure, sous la dictée du « Suprême inconscient ». Les nombreux jeux langagiers font voler en éclats les genres qui sont pratiqués dans ce livre qu’il convient de lire comme une forme littéraire inédite. On y suit les années d’apprentissage de deux esprits voués à la poésie existentielle. Si Roger Gilbert-Lecomte échoue à écrire, contrairement à Daumal grand travailleur, il n’en est pas moins abandonné par le verbe. Il le ressent sans pouvoir fournir l’effort qui le ferait jaillir sur le papier. Son impuissance est alimentée par la drogue qui fera de lui un personnage tragique plus que l’auteur d’une œuvre. Le tabac, l’alcool puis les drogues ont rapidement fait partie de l’expérience simpliste. Ils prennent de l’opium qui les conduit « vers un vertige des âmes ». Mais Roger Gilbert-Lecomte va s’y adonner avec excès. Si tous les « phrères simplistes » participent à des fumeries d’opium, seul Lecomte bascule dans une toxicomanie inéluctable. On le voit souffrir de divers maux, au fil des lettres, combattant la mort en son âme, et prenant l’initiative d’une cure de désintoxication. L’opium l’a conduit à la morphine et à l’héroïne. Alors que dans ses premières lettres l’odeur du tabac qu’il consommait abondamment suffisait à éloigner les démons. En 1930, sa toxicomanie a des accents de désespoir. Le ton enjoué, farceur ou autoritaire quand il s’agit d’élaborer le numéro du Grand Jeu et d’en assurer la promotion, fait place à une lamentation. Pas de jeux avec les mots, ni d’inventions pour décrire son enfer : « je ne fous absolument rien, dit-il, je dors, j’ai froid, jusqu’aux os ». Et si son incapacité à écrire un poème a d’autres fois l’intensité de la vie qui lui offre des nuits qui sont des poèmes en acte, il est dorénavant sûr que « tous les poisons du monde ne suffiront jamais à réchauffer ce corps gelé, ce cœur d’éther ». La bienveillance de Daumal ne sera d’aucun secours à son « phrère simpliste ».