19/01/2022

« Grands livres pour petites personnes : Ton-Chan le glouton de Shigeru Hatsuyama », par Elsa Gounot

Aligre FM

J’ai déjà parlé ici de la très bonne collection Ymagier des éditions Ypsilon qui publient peu mais très bien et m’ont permis de découvrir des bijoux de la littérature jeunesse patrimoniale très élégamment réédités ou enfin traduits en français.

Shigeru Hatsuyama est un illustrateur japonais de livres et magazines pour enfants et d’estampes du début du XXe siècle. Il a commencé sa carrière en tant qu’assistant du peintre Sengai Igawa puis a développé son usage de différentes techniques telles que la gravure sur bois et l’aquarelle pour arriver à son style très particulier pour l’époque d’illustration jeunesse dans différentes publications.

Ton-Chan le glouton, paru initialement au Japon en 1937, est un recueil de courtes saynètes autour d’un cochon qui n’aime rien tant que de manger tout ce qu’il voit (détritus, charbon ou balle notamment…) et d’une petite fille qui le questionne sans cesse à ce propos, tout comme divers personnages et animaux, tous étonnés par son appétit jamais rassasié.

L’auteur développe une narration par doubles pages, chacune reprenant une scène avec un court texte agencé sous forme de dialogue plutôt sur la page de droite et des illustrations à gauche reprenant le même découpage, souvent par trois ou quatre vignettes. Y sont développés les rêves gargantuesques du cochon comme, par exemple, la montagne qui, vue la tête à l’envers devient un gâteau et la montagne de gâteaux imaginaires. À noter la présence de sons brefs, presque des onomatopées, pour représenter chaque personnage, animal ou chose par une de ses caractéristiques pouvant amener à un jeu très drôle dans les répétitions et évocations mises en place.

Il y a tant d’humour que de poésie dans les saynètes de l’auteur dont le sens du rythme et du séquençage renforce un humour espiègle qui tend parfois à l’absurde par les obsessions alimentaires du cochon. L’auteur développe une forme de ritournelle irrévérencieuse par la répétition des scènes où, quoi qu’il arrive, l’on attend la chute avec grand sourire, sachant que le cochon finit toujours par tout manger. L’on peut également voir dans certains de ces courts textes des sortes de haïkus d’où une grande poésie se dégage dans les évocations, dans l’étonnement et dans le sens de la formule fine et ciselée.

Au-delà de l’amusement et de l’intérêt graphique porté à ce livre, la lecture de celui-ci peut être reliée au contexte historique du Japon à l’époque de sa parution, après la crise de 1929 ayant durement touché le pays et peu avant la Seconde Guerre Mondiale. À cette époque, Shigeru Hatsuyama cessa d’illustrer pour la presse à destination des enfants en opposition à la propagande sur la guerre qui y avait cours. L’édition présente de ce livre intègre une post-face d’Eko Sato très intéressante pour l’éclairer notamment au regard de ce contexte socio-économique.

Le graphisme de Shigeru Hatsuyama dans ce livre est très moderne pour l’époque mais encore de nos jours ! Cela est renforcé ici par l’édition et la mise en page soignées des éditions Ypsilon qui respectent au mieux l’édition originale souhaitée par l’auteur avec notamment un sens de lecture japonais du livre et un grand soucis des détails graphiques et typographiques malgré les différences intrinsèques liées à la traduction en français du japonais. La typographie et les couleurs sont ici réinventées à l’opposé de l’aquarelle et des scénographies japonaises traditionnelles ; l’on peut y sentir une forme d’occidentalisation en vogue à l’époque. Les dessins sont faits de tracés à l’encre noire rehaussés d’un jeu sur les fonds ou formes de couleurs tranchées en aplats se superposant plus ou moins et évoluant selon les scènes. Dans une grande attention aux détails, l’auteur a inséré divers pictogrammes en tête des dialogues, évoquant les personnages. Il y a dans ce livre une sorte de minimalisme et de jeu graphique pouvant, de nos jours, faire penser au travail d’illustrateurs comme Loïc Gaume. À noter la première double page avant le début des scènes, bien différente des autres et sûrement plus classique, mais pas moins intéressante, car chargée de détails à l’aquarelle représentant le cochon dansant avec ses rêves alimentaires.

Si, de prime abord, l’on peut penser que le texte est à lire en sens de lecture japonais, à la verticale sur les premières doubles pages, il s’avère que l’auteur facétieux se joue des règles d’alignement en mettant en place des lectures dans tous les sens possibles selon les saynètes : le regard du lecteur s’accroche aux vignettes pour comprendre progressivement les scènes entières, cela renforçant toute la déroutante poésie de ce livre.

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