18/03/2022

« Un “savoureux” goret nippon très gourmand ! », par Pascale Joncour

La Revue des livres pour enfants

Après Le cheval de feu de Vladimir Maïakovski, illustré par Lidia Popova, et Le livre des erreurs de Gianni Rodari, illustré par Bruno Munari, les éditions Ypsilon nous offrent une nouvelle pépite, une curiosité de la littérature pour enfants venue du pays du Soleil levant parue en 1937.


D’apparence minimaliste, d’une extraordinaire modernité pour sa date de publication, Ton-chan le glouton déroute, surprend, séduit !

Shigeru Hatsuyama naît à Tokyo en 1897. À partir de 1919, il investit la scène de la presse jeunesse : en 1919, il illustre la couverture du magazine pour enfants Otogi no sekai (« Monde féerique »). il y contribuera jusqu’en 1922 (arrêt de sa publication). En 1930, il invente Peko Pon-Pon. un personnage mi‑homme mi‑animal noir au visage partiellement blanc rappelant le Félix le chat d’Otto Messmer et Pat Sullivan qui voit le jour aux États-Unis à la même période. La série est publiée dans le journal Tokyo Asahi Shinbun en 1934. L’histoire de Peko Pon-Pon, « ventre vide affamé ». résonne avec celle de Ton-chan. Il y est pareillement question de faim et de satiété et leur fin est aussi abrupte et déroutante.

Taberu Ton-chan est intimement lié au contexte socio‑politique dont il est contemporain. Les années 1920 et 1930 sont marquées par l’ouverture de l’Archipel à l’Occident créant des tendances modernistes dans tous les domaines : littérature, musique, graphisme et même dans le registre culinaire avec notamment l’introduction du lait et de la viande qui entre dans les menus populaires et dont un plat en particulier symbolise cette évolution : le tonkatsu, côte de porc panée et frite.

Le livre est très rythmé, les signatures sonores des personnages évoquent la liberté du swing, Tonkatsu est le seul mot écrit en alphabet latin de tout l’ouvrage dans sa version originale. Particulièrement sensibles y sont les nouvelles formes de graphisme.

À cette époque, typographie et couleur sont réinventées avec une grande créativité. Dans le domaine de l’illustration pour enfants de nombreux magazines voient le jour. Ceux‑ci font appel à cette nouvelle vague d’artistes, délaissant la peinture japonaise à l’aquarelle. 1922 marque une véritable renaissance du genre. C’est aussi l’année du lancement du magazine Kodomon o kumi (« Terre des enfants »), qui jouera un rôle central dans la littérature pour enfants nippone.

Shigeru Hatsuyama y collaborera aux côtés d’autres artistes talentueux, notamment les célèbres Shotaro Honda et Takeo Takei.

La crise de 1929 compromet cette effervescence culturelle. Un courant nationaliste radical s’installe au pouvoir, conduisant le pays à pactiser avec l’Allemagne hitlérienne, alliance scellée en 1936. En 1937, le s éditions Kinransha publient Taberu Ton‑Chan. Hatsuyama quitte le monde de la presse et du livre pour enfants, s’opposant catégoriquement à la création d’images de propagande.

Après la guerre, il reprend son travail d’illustrateur et collabore à une grande variété de publications allant de contes traditionnels japonais aux contes occidentaux comme ceux de Grimm ou d’Andersen. Il meurt en 1973 à Tokyo.

« Shigeru Hatsuyama est un jongleur qui s’amuse entre les dessins et les mots, et nous jouons avec lui à chaque page. » Véronique Brindeau, la traductrice.


Note de lecture de Ton-chan le glouton

Ton-chan est un petit cochon qui ne pense qu’à manger. Cette obsession lui fait engloutir tout et n’importe quoi, de bonnes choses très comestibles comme un bol de riz ou des brochettes de friandises, mais aussi du charbon, de l’essence, de l’eau savonneuse … donnant lieu à des saynètes très cocasses, 31 au total, qui se développent sur une double page.

Les personnages foisonnent, humains, animaux, objets, car tout ici est vivant: une petite fille, amie de Ton-chan, un facteur, un marchand ambulant, un chat, un chien, des oiseaux, des poissons, un moustique, un seau à charbon, un poêle, une pompe à essence, une locomotive …

Dans l’univers de Hatsuyama Shigeru, pas de hiérarchie, chacun s’exprime sous une forme très singulière qui fait de ce livre une incroyable curiosité d’une grande audace et modernité en regard de sa date de parution, 1937.
Chaque petite histoire est racontée par des vignettes dessinées, les personnages y vont de leur commentaire hors-cadre, identifiés par une petite silhouette, texte simple et court signé d’une onomatopée, son très évocateur du locuteur: Grouii pour Ton-chan, Miaa pour son amie, Piou pour un oiseau, Tchou tchou pour la locomotive… Une qualité éditoriale remarquable, un texte de recontextualisation passionnant. Et même un petit lexique culinaire !

Voir sur La Revue des livres pour enfants