1/04/2014

« Cellules vivantes », par Emmanuelle Rodrigues

Le matricule des anges

Œuvre de la maturité, Alphabet fut écrit en 1981 par Inger Christensen alors âgée de 46 ans. Son œuvre comporte romans, pièces de théâtre, essais. L’un des derniers, État de secret, fut publié quelques années avant sa mort, en 2009. Établissant une analogie entre science et poésie, Inger Christensen considère les mots « comme des structures biologiques, des cellules vivantes ». Alphabet développe l’équation entre vie et langage, étayant la création poétique sur une réflexion qui place l’existence de toute chose au cœur du vivant. Le rôle du poète est d’en rendre compte : « Nous faisons partie de la réalité que nous écrivons c’est pourquoi il est passionnant d’écrire des poèmes : nous écrivons cela et nous-mêmes à la fois »

Citant Roland Barthes, les traducteurs rappellent avec raison cette « sorte d’état adamique du langage » si caractéristique d’Alphabet. Le poème ne surgit pas ici ex-nihilo : il tient aux règles que l’auteur s’est fixées pour l’écrire. Alphabet se déploie ainsi comme une phrase musicale ponctuée de quatorze séquences, selon l’ordre alphabétique, et s’inspire de la suite de Fibonacci (0, 1, 2, 3, 5, 8, 13…), série de nombres dont chacun est la somme des deux précédents. Le premier poème ne comprend qu’un vers, le second, deux, le troisième, trois, etc. Ce déploiemen t quasi-entropique s’intensifie, puis à mi-parcours va decrescendo. Le premier vers débute par une énumération : « Les abricotiers existent, les abricotiers existent ». S’ensuivent fougères, mûres, cigales, et au quatrième poème : « (…) les jours / existent ; les jours la mort ; et les poèmes / existent ; les poèmes, les jours, la mort ». Puis la reprise du thème initial : « les abricotiers existent, les abricotiers existent, dans les pays où la chaleur produira précisément la couleur de la chair des abricots ». Ce qui pourrait s’apparenter à une litanie, un inventaire sans fin, prend corps au fur et à mesure de la lecture. Alphabet est en cela comparable a une composition musicale. La scansion du verbe exister décliné de vers en vers, donne le ton d’une pensée qui balance entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre ce qui existe et « peut-être n’existe pas », incantation où le tout et le rien coexistent. Règne des contraires, de l’oxymore, apologie du vivant ? Peur de la mort ? Au onzième poème : « la bombe H existe / une prière de mourir / comme habituellement on meurt / un jour par un temps / ordinaire, soit on sait / qu’on va mourir soit / on ne sait rien, un jour / comme d’habitude on a peut-être oublié qu’on va mourir ». À la sobriété de ces vers, le poème suivant fait écho : « la bombe au cobalt existe (…) / il n y a plus rien / à dire (…) / nous perdons / la faculté de / penser à rien, / à rien du tout / (…) nous exterminerons / tout, anéantirons / tout, de sorte que le premier / néant décisif / n’aura plus le droit / d’écrire des poèmes comm / le vent sait les écrire / dans l’air ou dans l’eau ». À lire Alphabet, c’est bien ce souffle de l’air, la douceur infinie de la brise, du murmure de l’eau que l’on reçoit.