1/04/2020

« Révolutionnaires en jupons », par Valérie Nigdélian

Le matricule des anges

Entre archive et création, le récit de Maria Attanasio voyage aux pays des chemises noires, des drapeaux rouges et des luttes féminines.


« Moi dans les luttes j’étais comme une flamme. » Ainsi parle Concetta La Ferla, fille d’une « famille communiste incarnée » née dans l’Italie fasciste des années 1930, tout au sud de la péninsule, en Sicile. Figure locale majeure de la lutte des classes, depuis Caltagirone près de Catane elle raconte, dans une langue à la puissante vivacité dialectale, le rêve du socialisme comme « un endroit très beau et très haut, comme sur une montagne, sans policiers ni chemises noires ». La résistance et la répression. Le militantisme d’aprèsguerre, les meetings fiévreux et les réunions tumultueuses. Surtout elle dit comment, dans un temps où les femmes étaient reléguées au silence et soumises à l’autorité du « père-patron », elle réussit à convaincre les (sous-)prolétaires en jupons, mères de famille et souvent analphabètes, à sortir de chez elles et faire entendre leur voix. Et rappelle comment « des petites choses naissent les grandes choses », ou comment de la lutte pour des droits très concrets (le droit à l’eau, à l’électricité, au tout-à-l’égout…) peut s’affirmer une authentique conscience politique.

En 1970, alors que l’Italie bouillonne - dans les usines, les universités - sous une marée de drapeaux rouges et noirs et que le PCI entame sans ciller sa lente dérive vers le Compromis historique, Concetta parvient à imposer la création d’une section féminine au sein d’un parti qui « de fait était comme une église, où seuls les hommes disent la messe ». Une expérience rare et expérimentale, au plus près des exclus, qui, comme les autres, menées notamment dans les Pouilles, finit par échouer à l’hiver 1972, prise qu’elle était entre deux fronts : « le front démocrate-chrétien, contre lequel nous devions orienter la lutte que nous organisions dans les quartiers, et celui de Pantin de salon et ses dirigeants de la section masculine (pour qui) l’ennemi politique à soumettre […] n’était pas la Décé mais les femmes de la section Lénine ». Ces deux années arrachées au fatalisme, emplies de fierté et d’espoir retrouvés malgré les menaces et les moqueries, entre réunions tardives parsemées d’enfants endormis ou collages d’affiches nocturnes sur des charrettes conduites par des maris solidaires, le furent simplement « par devoir politique de lutte contre toute forme d’esclavagisme sur n’importe quel être humain ». Pas par « féminisme » : « Le féminisme, je ne le partageais pas. » Pas question pour Concetta de faire du genre un outil pour penser le monde, de penser la femme comme espèce séparée dans le système patriarcal, de penser l’oppression dans la sphère familiale ou intime : internationaliste et radicalement humaniste, son engagement éclaire néanmoins en actes - pas en mots, car seule l’action est « lumière » - un monde décidément peu enclin à changer.

Dédié à tous ceux qui refusent le statu quo aujourd’hui, de toutes les rives de la Méditerranée, ce livre est bien plus qu’un récit, bien plus qu’un document. Magnifiquement « introduit » par Maria Attanasio, dont la route de militante croisa celle de Concetta à Caltagirone et qui recueillit ses souvenirs avant de les retranscrire, il apparaît plus justement comme un véritable diptyque, double portrait de celle qui témoigne, Concetta, et de celle qui écrit, Maria. Tendue entre les engagements d’hier, d’aujourd’hui et de demain, entre espoir, nostalgie et désenchantement, cette « petite histoire de militantisme ordinaire » dit qu’écrire ici vaut d’abord pour sauver le feu de l’oubli : « dans cette époque aussi grise qu’un froc de moine, les mots servent à rappeler aux nouvelles générations mollassonnes nées l’assiette pleine qu’ici aussi, dans la ville des fessemolles, la révolution prolétarienne a existé ».

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