4/03/2022

« La saison en enfer d'Alejandra Pizarnik », par Romain de Becdelièvre

La pièce jointe / France culture

La poétesse argentine Alejandra Pizarnik signe dans les années 60 une prose poétique : Extraction de la pierre de folie. Une traversée de la malédiction et de la douleur, remplie de doubles, d’images et de silence.

Pendant longtemps, la médecine européenne a pensé que la folie trouvait son origine dans une petite pierre. Un petit bulbe, situé dans une zone cachée à l’intérieur du crâne. Pour débarrasser une personne de sa démence, il suffisait d’ouvrir la tête du patient pour en extirper la pierre. Cette pratique médicale médiévale porte un nom savant : « la lithotomie », autrement appelé l’extraction de la pierre de folie. Une opération terrifiante qui a été représentée en peinture, notamment par Jérôme Bosch.

C’est aussi le titre d’un texte de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik, publié en 1964. La saison en enfer et en prose d’un esprit en proie à la tourmente. Alejandra Pizarnik a écrit de nombreux poèmes. Elle s’est suicidée le 25 septembre 1972, à l’âge de 36 ans.

Je parle comme ça parle en moi. Pas ma voix qui s’efforce de ressembler à une voix humaine mais l’autre qui témoigne que je n’ai cessé d’habiter les bois.

Si tu voyais celle qui dort sans toi dans un jardin en ruines dans la mémoire. Là, ivre de mille morts, je parle de moi avec moi rien que pour savoir s’il est vrai que je suis sous l’herbe. Je ne sais pas les noms. A qui diras-tu que tu ne sais pas ? Tu te désires autre. L’autre que tu es se désire autre. Que se passe-t-il dans la verte futaie ? Il se passe qu’elle n’est pas verte et qu’il n’y a même pas de futaie. Et à présent tu joues à être esclave pour cacher ta couronne, remise par qui ? Qui t’as donné l’onction ? Qui t’a consacrée ? L’invisible peuple de la plus ancienne mémoire. Perdue par ta propre décision tu as renoncé à ton royaume pour les cendres. Qui te fait souffrir te rappelle d’anciens hommages. Cependant tu verses des pleurs funestes, tu évoques ta folie et tu voudrais la retirer de toi comme si elle était une pierre, elle, ton seul privilège.

Un passage d’« Extraction de la pierre de folie », traduit de l’espagnol par Jacques Ancet. Un texte en prose d’une dizaine de pages, dont la traversée percute et coute cher. Car c’est bien à une traversée, à un voyage, au cœur d’un mal, qu’invitent les phrases et la pensée d’Alejandra Pizarnik. Un texte dans lequel, on l’a entendu, la poétesse parle avec ses doubles, hallucine des visions de royaumes et de jardins, fait des rêves dans lesquels surgissent des pirates aux yeux bandés. Elle parle de douleurs innommables, et contemple des tableaux représentant des jeunes florentins qui sortent de la toile pour faire l’amour avec elle. Un monde qui fait penser parfois aux peintures de Jérôme Bosch.

Pizarnik nous offre, si l’on veut, un texte maudit. La pierre de la folie désigne tour à tour dans la prose-poème ce mal, cette maladie et cette malédiction fichés à l’intérieur de la tête, mais qui possède aussi sa lumière. Et il est difficile de savoir si la voix poétique qui parle cherche vraiment à extraire cette pierre. Ce « seul privilège », qui est comme à la source des images.

Dans l’Extraction de la pierre de folie, Pizarnik réfléchit à l’écriture, elle la confronte et lui assigne un étrange travail de fouille, je la cite : « écrire c’est chercher dans le tumulte des brûlés l’os du bras qui correspond à l’os de la jambe. » Le texte est ainsi travaillé et tendu par la possibilité du silence. Il se conclut ainsi : « Pourquoi ne disent-ils rien ? Et pourquoi ce grand silence ? »

L’œuvre poétique fulgurante et rimbaldienne d’Alejandra Pizarnik a été publiée en France notamment par les éditions Ypsilon.

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