16/03/2023
« Un livre en douce et en douceur », par Flora Moricet
Le romancier et poète Antoine Mouton a écrit au jour le jour toute la vie qui résistait encore chez son amie, la comédienne Hermine Karagheuz, alors qu’elle perdait la parole et la mémoire.
Qu’elle soit liée à la mort, à la vie, au sexe ou à l’amitié, la vieillesse a longtemps été un territoire banni de la littérature. En cette rentrée d’hiver, Gloria, gloria de Grégory Le Floch lui offrait une part réjouissante, mettant notamment en scène une femme septuagénaire, objet de désir d’une jeune femme. Dans son dixième livre, Antoine Mouton tient le journal de bord de son amie la comédienne et écrivaine Hermine Karagheuz deux fois plus âgée que lui. L’âge n’avait jamais été un sujet ni pour l’un ni pour l’autre jusqu’à ce que se déclare la maladie d’Alzheimer et qu’il commence à l’écrire. Refusant toute forme d’hommage pétrifiant, ces chroniques, tenues entre 2019 et 2021, suivent le trajet d’une femme amoureuse, libre et militante, qui « délirait avant d’être démente et délire avec toujours autant d’aplomb depuis qu’on l’a étiquetée ». Plein d’une tristesse agitée, HKZ sous-titré « le livre du revenir », regarde fixement l’amie qui s’en va en même temps qu’il ravive sa présence. On reconnaîtra l’auteur des flamboyants Chevals morts (rééd. La Contre allée, 2013) dans ce doux acharnement à retenir la vitalité et à contrarier la tristesse annoncée. Une douceur presque miraculeuse.
Ils se rencontrent en 2008 au festival de Saorge, dans la vallée de la Roya où Hermine Karagheuz est invitée à lire les Élégies de Duino de Rilke qu’elle a elle-même traduites. L’écrivain propose d’être son souffleur car elle craint d’oublier un mot, « à l’époque, il lui en manquait peu, mais il était déjà question d’oubli ». Au fur et à mesure des jours et du chaos qui la contamine, le diariste raconte sa vie d’actrice dans les films de Jacques Rivette, sur les planches pour Patrice Chéreau, sa vie commune avec Roger Blin à qui elle consacre un livre (Une dette d’amour, 2021) et la tragique histoire familiale marquée par le génocide arménien pendant lequel son père a vu sa mère enterrée vivante. Autant de souvenirs que Mouton s’« autorise à écrire à présent qu’ils disparaissent ». Au milieu du journal, il insère un extrait de ses notes et esquisses à elle, tout entiers préoccupés par la question de l’âme : « rien de mieux que ces quelques mots, que je place ici, parmi les miens, dans ce livre pour mon amie, sur mon amie, avec mon amie, malgré mon amie, loin, là, ici ». « Tout ce qui vit l’intéressait », note-t-il. Mais lui, l’auteur, par quoi est-il intéressé dans ce projet ? « Je ne vois plus seulement une amie, mais un livre ». Ce sont ses doutes qui l’engagent à poursuivre : « la seule ligne de conduite à laquelle je crois : l’inquiétude. / Comment savoir quand on vole un peu trop, ou bien seulement ce qu’il faut ? » Avant de raisonnablement concéder son « don » de la faire revenir « parmi nous » en échange de ce que HKZ lui « offre la possibilité de voir ce que c’est que finir. Voir de près, dans les détails, ce qui se trame avant la mort ».
C’est comme si l’écriture limpide de ce journal venait ajuster en permanence, s’employant à réduire l’écart entre le « lieu d’être » et le corps lorsqu’il ne répond plus tout à fait de sa présence, entre le présent quoique « décousu » et le « trop tard » de l’écriture. Il faut sans cesse ré-ajuster pour être au plus juste de l’autre et sortir du « néant de ces catégories qui n’empêchent personne de sombrer ». Lorsque le jeune homme lui rend visite en Ehpad, où HKZ finit par être enfermée, au sein de cette « communauté d’involontaires », et qu’ils doivent inventer avec Lulu l’amie d’enfance bien des stratégies et astuces pour contourner les mesures sanitaires liées au confinement, il se demande encore ce qui le pousse à venir. Ce qui l’amène à cette magnifique pensée du retour et du retournement : « on peut perdre l’autre en restant tout près. Mais on peut rester près de ceux qu’on a perdus et s’y tenir, parce que même leur absence nous plaît ».