5/04/2023

« Antoine Mouton : pour Hkz, — feue consumée », par Rodolphe Perez

Zone critique

Paru en février, aux si superbes éditions Ypsilon, le dernier livre d’Antoine Mouton est d’une beauté incroyable. Journal qu’il a tenu de septembre 19 à juillet 21, il y dessine le portrait de son amie HKZ, la comédienne Hermine Karagheuz, décédée le 20 avril 21. Un texte d’une justesse inouïe, d’une poésie délicate, bref : précieux HKZ le livre du revenir.


Avec une sensibilité émue, Antoine Mouton livre le journal de la disparition d’Hermine Karagheuz, d’un journal toutefois qui n’est pas celui de la mort, qui n’est pas le rendu journalier de la fin de vie mais la saisie d’un temps qui défile comme malgré nous. Beauté du texte qui rend et la violence de la vieillesse, de cette sénilité à l’oeuvre, de sa prise de conscience, ce qu’on fait à nos morts à venir, et l’introspection délicate d’une amitié qui dure et s’intermine.

« Cette nuit je me suis réveillé, certain de n’avoir pas vu mon amie, mais son fantôme. Elle serait presque morte pendant l’été et n’en aurais rien su. Mais pourquoi son fantôme me rendrait-il visite au théâtre ? Pour me dire au revoir ? Me dire au revoir à sa place ? » — 11 septembre 2019

C’est l’histoire d’une femme à la vie intempestive, faite d’amours et de scènes, de déambulations énergiques et belles, c’est l’histoire d’une danse longue et impétueuse, et de cette amie qui, vieillissant ne se rend pas compte de ce qui la guette, comme portée par la même insouciance avec laquelle elle a vécu. Là la réalité des corps, ce 14 septembre 2019 : « Maintenant il me fut écrire ce qui se passe avec Hkz. Son odeur est un signal. Ça pue : la mort. »

Amitié, car c’est ce qui anime aussi l’écriture, ce besoin compulsive de sauver jusqu’au bout, d’aider, de prendre soin de l’autre, même quand tout semble se défaire : « La séparation d’avec le monde, progressivement, s’organise. »

Dit le journal comment on s’organise, comment on décide d’aborder la complexité de ces sujets si propres à la mort qui rôde : « Et je me souviens qu’Hkz a toujours parlé avec admiration du fait que Gilles Deleuze se soit jeté par la fenêtre de chez lui. Elle imaginait qu’il avait voulu respirer une dernière fois. Ai-je passé deux après-midis à nettoyer les carreaux de ses fenêtres pour qu’elle voie où se jeter, contre quel trottoir ? » Ce 21 octobre 19. Et après ? Tout s’acharne à maintenir le plus possible l’intégrité du corps qui périclite, que le monde abandonne, parfois avec le sentiment irrépressible de vanité, toujours pourtant avec le même sentiment vif de l’amitié, c’est-à-dire de l’amour, qui grouille dans le bas du ventre et maintient, là.

Beauté du texte qui ne triche pas, ne se dérobe pas dans le doute le plus humain de ce qui se joue d’une vie déjà endeuillée de l’être au présent. Et la possibilité de fuir, comme ce 6 novembre 19. Dater, les jours, les doutes.

« Fuir.
Se dérober, non se soustraire.
On n’ôte rien à la réalité quand on parvient à s’en défaire. Elle reste intacte. Mais un autre monde se crée, celui dans lequel on va enfin commencer à vivre.
Fuir n’est pas disparaître. Fuir, c’est apparaître ailleurs, autrement. »

Dire ce corps et cet esprit qui ne veulent pas l’enfermement. Hkz qui prend son bus. Déambule comme elle a toujours voulu le faire, geste encore de liberté dans le monde qui change. Et refuser les avis médicaux, leur brutalité rhétorique. Leur intransigeance.


Prendre la main – garder, encore.


23 novembre 19 / « j’en ai marre de relire toute ton histoire à l’aune de ta sénilité. Il y aurait peut-être autre chose à dire de toi. » Et c’est là, l’espace refusé d’une autre parole. Dire : livre du retour où tu n’auras cessé d’être. Demeurance.

Les chutes, la violence du corps qui lui ne tient plus, et ces réalités intraduisibles. Hkz et la chute, l’hôpital, la fuite. Janvier 20, un 10.

« Peu à peu j’ai compris
qu’il n’y aurait pas de meilleur lieu pour toi que cet hôpital délabré

aux portes vertes, aux sols pisseux, aux soupes tièdes, au personnel harassé ou manquant, aux consignes hiéroglyphiques, aux patientes défigurées par mille catastrophes.

La face cachée
de la vieillesse.
Après tout ce serait là
que tu vivrais encore.
Après tout : très peu
Mais encore. »

Cette parole qui se déploie est aussi celle d’une intimité qui délivre sa propre acceptation d’un réel qu’on ne voudrait pas. Illustration et défense du corps. Tu dis Antoine je te retiens le plus près possible de ce que tu as voulu être, te poursuivre Hkz.

« Il ne s’agit pas de se souvenir (c’est trop tard), mais bien de revenir, c’est-à-dire de préparer Hkz à la possibilité de son retour.
Retour vers le néant d’où elle est apparue, et retour parmi nous, grâce à ces pages inquiètes de leur obscénité. »

Car l’obscénité c’est celle de la solitude des corps enfermés dans des chambres impossibles. De ces virus totalitaires qui séparent les corps encore, inquiètent, espacent.

« J’imagine mon amie, seule dans une pièce qu’elle ne connaît pas, avec ses affaires dans des sacs, ignorant qui vit autour d’elle, sans télévision ni radio pour comprendre pourquoi on l’enferme, dans le sans-histoire le plus féroce qu’on puisse imaginer. J’ai honte. »

Et pourtant ce 11 mars 20 : aucune obscénité ni honte, aucune posture mais le mot précieux du doute, de l’incertitude

« La tentation de l’abandonner, là, dans sa petite chambre.
Prendre le large, pour ne plus être atteint par l’étroit. »

Hkz est placée dans un Ephad. Il faudra vider l’appartement. Accepter lentement mais quel mot effroyable ce verbe qui ne dit rien d’autre que la résignation, là où l’écriture conserve le vivace et le bel ami dans son obstination – nous avons la même à mesure qu’enrôlé dans ce besoin compulsif de la serrer contre nous.

20 mai, que tu vides l’appartement.
« Un lieu dévalisé.
Dévaliser : laisser quelqu’un sans ses valises,
son passé, sa mémoire, tout ce qui a été accumulé.
Nous dévalisons Hkz.
Nous finirons dévalisés comme elle. »

Et un an plus tard, les traces, gestes, continuer – encorps / absence longtemps des fantômes qui vous saluent

« Chez Hkz.
Encore ici, toujours, où être sinon ? Les objets parlent. Ils parlent et ne parlent pas assez ; ils donnent l’illusion d’une présence, mais c’est la mienne que je ressens surtout.
Chez elle, je suis à ses côtés. Nous avons des côtés imaginaires. Ceux-là aussi, il faut en prendre soin. »


Journal non journal que l’écriture qui œuvre à la présence ininterrompue d’Hkz dans la scène du monde /

« Je pense à une pièce de théâtre où Hkz serait un personnage. J’écrirais ses répliques. Je lui redonnerais la parole. »


Journal non journal que le poème qui tend les mains à l’hospitalité la plus chaleureuse du brasier de l’amitié en vie /

« Je suis devenu l’ami de l’absente, l’ami de celle-qui-souvent-n’est-pas-là – où est-elle ?
Il y a tout un tas de trous entre nous où vient se perdre ce qui ne peut se dire.
Notre amitié désormais s’esquisse, se suspend, s’efface soudain, et le silence ne siffle plus du tout – gargouille au mieux. »

Journal non journal que le poème qui dit la béance de ce qui sépare, ces présences encore qui se creusent en nous, sans matière et d’une force pourtant impossible


Journal non journal que le poème qui brûle encore d’un regard disparu, ce qui retient au seuil du revoir, qui dit le revenir comme une disparition qui n’est pas car rien ne meurt qui est préservé, continué, longtemps encore la parole, l’écriture, entre nous, relai flambeau, feu – et le temps abdiqué /

« Je souffle un texte évanoui.
Je ravive les feux, les temps passés, feue mon amie.
Le langage revient alors que tu t’apprêtes à quitter la scène. Tu te précipites pour délivrer toutes les répliques avant que le silence n’applaudisse.
Aujourd’hui tous les théâtres sont fermés – où est le présent ?
L’Ehpad aussi est fermé. N’ont-ils pas vu que nous jouions une pièce merveilleuse ?
Le langage nous revient, nous reviendrons.
Et si tu perds un mot, je soufflerai : encore.
Pas seulement pour que ça recommence. Mais pour que ça commence aussi. Car je crois qu’on a déjà vécu la fin.
Courons vers le début du monde. C’est de là que le feu est parti. Qui donc, si je criais… »

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