5/07/2023

HKZ, Le livre du revenir, Entretien avec Antoine Mouton, par Cécile Guivarch

Terre à ciel

Cher Antoine Mouton, vous avez écrit HKZ, Le livre du revenir, et ce livre m’a bouleversée, comme je sais qu’il bouleversera, bouleverse déjà, d’autres lecteurs. Vous écrivez un journal sur l’accompagnement d’une proche amie vers la fin de vie. Vous écrivez un journal sur la perte des repères, du contrôle de soi, sur cette maladie Alzheimer qui a touché votre amie. Le lecteur est ému, frappé par la justesse de votre écriture et ressenti. Aussi pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’écrire Hermine Karagheuz à partir du moment où vous avez compris que sa mémoire la quittait ? Et qui était Hermine Karagheuz ? Que représentait-elle pour vous au niveau personnel et littéraire ?


Chère Cécile Guivarch, écrire dans mon carnet, noter tout ce qui se passait, tout ce qui ne se passait plus, c’était la condition pour accompagner HKZ sur le chemin de sa mort. Autrement, je me serais sans doute défilé. Depuis longtemps maintenant, partout où je vais, j’ai mon carnet avec moi. Je fais ma vie avec. Et HKZ en mourant proposait un voyage, un voyage dans le monde de la mémoire trouée, des hôpitaux et des EHPAD, de la parole manquante. Je savais qu’il y aurait des choses à voir, je voulais pouvoir les écrire.

Hermine Karagheuz était notamment comédienne. Je l’ai rencontrée à Saorge, alors que j’étais en résidence d’écriture dans un monastère. Elle était venue lire les Élégies de Duinode Rilke. Elle m’avait proposé d’être son souffleur. J’étais déjà présent en cas de trou de mémoire. Mais à l’époque il n’y en avait presque pas.

Elle en était à ce moment de sa vie où on ne lui proposait plus beaucoup de rôles au théâtre, et où elle avait inventé une autre façon d’apparaître : lire les poètes qu’elle aimait. Elle lisait Rilke, Unica Zürn, René Daumal, Lydie Dattas, Bernard Manciet, Gérard de Nerval, Antonin Artaud… Le théâtre et le cinéma avaient été des détours dans sa vie, d’heureux détours, mais à présent elle revenait au poème. Au poème de chaque jour. À la recherche du poème que chaque journée peut devenir.


Vous écrivez au jour le jour le déclin de votre amie, à partir de cette date, le 10 septembre 2019, avec ces mots qui sont ceux avec lesquels le lecteur entre dans le livre :

« Hkz me rend visite au théâtre de la Colline. Insoutenable odeur d’urine. Je colle un élastique contre mes narines pour m’en protéger mais ça ne suffit pas. […] »

Puis plus loin :

« J’écris l’histoire d’Hkz au trop tard pour que la grande vague du jamais ne la recouvre pas entièrement. Tant pis si pour cela j’enfreins sa loi et la transforme en personnage. Le trop tard est un temps d’infraction. Trop tard de tout côté : trop tard pour tout retenir, trop tard pour se permettre d’oublier ».

S’entend l’idée de ne pas oublier, mais aussi cette idée d’une sorte d’infraction. En vous lisant, il y a en effet cette question qui m’est venue, certainement légitime, de me dire qu’il fallait un certain courage pour écrire la sénilité d’une amie. Puis de me demander si on en avait le droit. Bien sûr, c’est une question qui s’efface au fil de la lecture, pour laisser place à l’émotion. Mais vous cher Antoine, vous avez certainement déjà beaucoup réfléchi à cela, à cette notion d’infraction, et comment êtes-vous finalement passé outre cela, comment avez-vous décidé de continuer d’écrire, qu’est-ce qui vous animait de le faire ?


Pour moi c’est une des questions principales du livre. Je n’aurais pas pu ne pas écrire ce qui se passait, cette diminution à laquelle mon amie était confrontée. J’en avais besoin pour comprendre et prendre des décisions. Mais bien sûr au moment de faire un livre, j’aurais pu enlever tous ces passages. À un moment, je me suis dit que je n’allais garder que les poèmes. Que ce soit seulement beau, seulement lumineux. Et puis peu à peu j’ai compris que les poèmes ne venaient pas de nulle part, que tout était parti du corps, des défaillances du corps, et que j’aurais triché si je n’avais pas montré tout le chemin, les problèmes avec son téléphone, l’incontinence, la fragilité évidente avec laquelle elle se présentait au monde. Je vois bien la dimension de pouvoir qu’il y a dans l’écriture : en écrivant HKZ, je décidais de ce que je disais de mon amie, j’exposais ses faiblesses. Ce n’est pas rien. Je ne suis toujours pas certain que mon geste soit juste. Mais c’est ainsi que sa maladie nous est apparue. C’est ce qu’elle m’a permis de voir, parce que nous étions suffisamment proches. Et pour rendre hommage à la liberté d’Hermine, à sa très grande franchise et son très grand courage, je devais moi-même être franc et courageux, et écrire le texte le plus libre possible. Ce qui ne veut pas dire qu’Hermine aurait approuvé ce texte. Mais je le pense quand même, parce qu’il ressemble à ce qu’elle me montrait d’elle.


C’est un beau geste, très fort d’avoir accompagné Hermine… Les personnes Alzheimer sont touchantes, il y a une sorte de pureté en elles et en même temps quelque chose de l’ordre de l’inquiétude. Inquiétude pour elles car elles se rendent compte par moments de ce qui arrive, et pour nous car nous les voyons partir et nous nous inquiétons de comment les accompagner. Au départ, vous vous êtes fait souffleur, inconsciemment déjà vous étiez dans l’accompagnement. Puis vous avez senti les premiers signes forts de la maladie (l’incontinence, les incohérences), puis il y a eu la perte d’autonomie, le moment où il a fallu prendre des décisions pour l’accompagner encore autrement, et la confier à un EHPAD. Donc effectivement, il y a des choses dures dans tout cela, des choses qu’on aurait préféré ne pas avoir à vivre, et effectivement écrire permet d’avancer malgré tout, c’est une sorte d’acceptation. Je ne sais pas ce que vous en pensez. Écrire nous prépare à perdre, à accepter. Comment percevez-vous cela ?


Je pense qu’écrire, dans cette situation, c’était tenter d’apprendre quelque chose de ce qui était vécu. Et donc c’était apprendre à perdre, absolument. Apprendre aussi que l’écriture elle-même ne pourrait rien, ne changerait rien, ne sauverait personne. Et qu’elle était pourtant nécessaire. Non pas pour embellir la perte ou la magnifier, mais bien pour y aller, y aller vraiment. Identifier cette grande déchirure de la mort. Accepter peut-être, et ne pas accepter dans le même mouvement. S’indigner, se résigner. S’horrifier, se réjouir. Tout se permettre. Vérifier l’impuissance, espérer un miracle. Suivre tous les mouvements de l’âme.

Quand j’écrivais dans mon carnet le nom de mon amie, j’avais l’impression d’un rituel préparatoire à la séparation. J’avais même une espèce d’ambition magique : je voulais changer mon amie en livre. Mais en écrivant je me suis aperçu que je n’allais pas la remplacer vraiment. J’allais écrire aussi les manques, les défaillances, les faiblesses, les oublis, les souvenirs ratés de justesse, les imprécisions, les déformations du temps. L’écriture ne comblerait rien, ne renforcerait personne. Mais elle témoignerait de quelque chose, d’une relation, d’une amitié, même réduite à quelques signes minimaux. L’écriture serait ce pacte innocent entre la présence et l’absence : écrire toute cette histoire était pour moi une façon d’être là, et d’en sortir de temps en temps, pour revenir à chaque fois.


Votre réponse fait écho à ce passage précis dans le livre. On y sent en effet ta présence face à l’absence. Je trouve ce passage d’une grande force de mon côté.

« Je suis devenu l’ami de l’absente, l’ami de celle-qui-souvent-n’est pas là — où est‑elle ?
Il y a tout un tas de trous entre nous où vient se perdre ce qui ne peut se dire.
Notre amitié désormais s’esquisse, se suspend, s’efface soudain, et le silence ne siffle plus du tout — gargouille au mieux. […] On peut perdre une amie sans dispute ni mort, sans même s’éloigner. On peut perdre l’autre en restant tout près. Mais on peut rester près de ceux qu’on a perdus et s’y tenir, parce que même leur absence nous plaît. »

Dans votre carnet, vous avez écrit aussi les moments où vous revenez dans l’appartement de votre amie. Vous relisez des lettres, des carnets, vous écoutez son répondeur. Vous voyez ses amies. Et j’y lis une certaine urgence. Comme s’il fallait rassembler tout ce que vous pouviez, comme si tout cela pouvait permettre de ne pas la perdre, de combler les trous. Il y a aussi ce qu’Hermine vous a raconté de sa vie quand elle le faisait encore, et que vous restituez avec peut-être quelques éléments manquants. Cela vous permet d’écrire des bribes de sa vie, de dresser le portrait d’une femme, qui je pense a eu une vie hors du commun. Vous l’écrivez aussi peut-être parfois avec des imperfections, des versions qui se contredisent. Parlez-moi de cette période où vous vous êtes fait archéologue, de la façon dont cela est venu alimenter votre récit. Peut-être avez-vous écrit avec des trous, une petite part de supposition ou au plus fidèle de ce que vous avez écouté, lu, entendu ?


Le sous-titre du livre est Le Livre du Revenir. Parce que Hermine allait mourir, tous les gens qu’elle avait connus et qui étaient encore vivants revenaient auprès d’elle, chacun à sa façon, à la mesure de ce qu’il pouvait supporter, apporter, inventer. Bien sûr je connaissais déjà quelques-unes de ces personnes, mais j’en voyais d’autres surgir de façon totalement inattendue. Des personnes qui pour moi faisaient partie des histoires d’Hermine, et donc de sa parole. Des personnes qui n’étaient que des noms, et qui soudain apparaissaient, dont la vie avait continué bien au-delà de l’histoire que mon amie m’en avait donnée. Hermine mourait, mais son passé revenait, vivant, multiple, pour l’accompagner vers sa fin. Ça faisait comme une unité, comme un bloc plein de temps très variés, certains manquaient, il y avait des trous, pas mal d’obscurités, mais ça ressemblait à ce que peut être une existence au bout du compte.

À un moment j’ai cru qu’il me faudrait écrire une biographie. Je l’ai fait, en une page, pour la réédition du livre qu’Hermine a écrit à propos des derniers jours de Roger Blin, Roger Blin, une dette d’amour, paru chez Ypsilon. Hermine est morte quelques jours avant que le livre ne sorte de chez l’imprimeur. Et puis le livre est arrivé, et je me suis aperçu que la biographie n’avait pas été imprimée. Comme si Hermine se dérobait à ce désir, comme si je n’allais pas pouvoir la résumer, comme si de toute façon trop de choses manquaient pour que je trouve la synthèse, l’angle, le point de vue. Alors il y a eu un mouvement de résignation en moi : mon livre ne serait jamais une biographie, il ne serait pas complet, il ne serait pas non plus précis, il serait ce que je pense, ce que j’ai vécu, ressenti, éprouvé, reçu, transformé aussi, pendant les treize années que notre amitié a duré.


Ce livre mêle les genres. Journal. Mais aussi poème. Récit. Peut-être est-ce un roman au fond. Ou une pièce de théâtre. Un livre qui vous ressemble je pense. Depuis vos débuts dans l’écriture vous avez montré votre diversité, publiant nouvelles, romans, poésie. Vous êtes comédien aussi. Vous aimez la photo. Comment expliquez-vous cela, le fait de ne pas s’enfermer quelque part ? Comment la vie est un journal, un poème, un théâtre, comment est-elle composée de tout cela ? Hermine, je le sens, c’était également tout cela.


Hermine est une personne qui n’a pas fait de la stabilité une valeur. Elle ne s’est pas confondue avec son métier de comédienne. Elle n’a pas tout quitté pour s’engager politiquement. Elle n’a pas renoncé à jouer pour se consacrer entièrement à la photographie. Mais elle a fait tout ça, la photo, la politique, le théâtre, le cinéma, les poèmes, les lectures, l’enseignement, un livre sur la mort de Roger Blin, dessiner, aimer, nouer des relations d’amitié, se disputer, dans un même mouvement, au plus près de soi, de son désir ou de son âme. Elle m’a donné cette force-là de ne pas croire totalement qu’on est ce qu’on fait sans devenir ni changer. Elle cherchait toujours à dépasser ses contours. Aussi, en écrivant HKZ, j’ai voulu écrire le texte le plus proche de tous les mouvements intérieurs qui sont les miens, sans donner de préférence à tel ou tel genre, telle ou telle forme. Je voulais que tout y soit. Que tout tienne. Pour rendre aussi hommage à cela : au multiple de l’existence.


Dans vos autres livres, vous interrogez déjà le départ et la perte. Où vont ceux qui s’en vont ?, éditions La Dragonne, Les Chevals morts, éditions Les Effarées. Pouvez-vous nous parler un peu de ces livres, leur genèse et ce qu’ils vous ont apporté dans votre travail d’écrivain ? Et qu’est-ce qui vous interroge plus largement dans l’écriture ?


Où vont ceux qui s’en vont ? est le résultat d’un long cheminement intérieur. J’écrivais des poèmes, mais je ne voyais pas comment les agencer pour qu’ils forment un ensemble. Ce qui valait pour les poèmes valait pour ma vie d’une façon générale : j’avais l’impression que rien n’était cohérent, qu’une journée succédait à une autre sans logique, sans rien construire. Je cherchais l’unité mais en la forçant un peu, en l’idéalisant. Puis j’ai compris que l’unité était aussi dans le trou, la défaillance, la perte. Qu’à l’endroit du manque, se tenait l’être. Et j’ai réalisé que mes poèmes si dissemblables entre eux me ressemblaient tous et formaient ensemble un monde, un sentiment, une pensée. Une question peut-être.

C’est une chose qui m’intéresse beaucoup quand j’écris, d’aller voir précisément ce qui diffère. Être toujours du côté de l’étrangeté, même dans le rapport qu’on entretient avec soi-même. Risquer l’incohérence. Écrire des textes qui n’ont rien à voir. Et qu’est-ce qu’ils voient de nouveau, les textes qui n’ont rien à voir ? Je ne veux pas tout faire mais je veux pouvoir m’écouter. Écrire sans obéir. Penser à l’autre, oui, penser aux livres qui ont été écrits avant, mais sans m’y soumettre.


Écrire serait donc pour vous quelque chose toujours en mouvement, qui ose et surtout l’expression d’une liberté d’être. Je lis dans votre réponse le fait de pouvoir s’écouter — être soi — mais aussi ce « penser à l’autre » et je voulais étonnamment y venir à cela… Car dans HKZ, il y a cette liberté et cette étonnante attention à l’autre, mais j’ai perçu cela aussi par exemple dans Chômage monstre, dans un tout autre registre, certes, mais c’est étrangement présent. Comme vous le disiez si justement un peu plus haut : « rendre hommage au multiple de l’existence », rendre hommage aussi je pense à ce qui vous touche et vous questionne et tout cela en gardant une grande liberté, dans la forme et l’expression. Vous osez bousculer le lecteur, montrer un regard acéré de notre société et des souffrances de chacun dans le monde du travail ou même dans le monde de l’EHPAD en temps de COVID. Je crois que par ailleurs vous êtes intervenu dans des hôpitaux psychiatriques et dans des centres de détention. Vous côtoyez donc différents lieux, différentes personnes. De quelle manière ces rencontres viennent vous nourrir, se superposer probablement les unes sur les autres et vous donnent à écrire au plus vrai ?


Je ne crois pas que la littérature ne se nourrisse que de littérature. Les mots, les phrases sont dans la vie, ce sont les gens qui les forment, qui les disent, qui nous permettent de les rencontrer. Et les mots ne viennent pas seulement des mots. Parfois il y a une musique, une couleur, le passage d’un animal sur une route la nuit, un léger suspens du temps, une immobilité, une course… Tout peut être transformé. Je crois beaucoup en cela, la transformation du monde et de l’existence en mots, en phrases. Il m’importe de ne pas rester à l’endroit où la littérature doit être et où elle est déjà.

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