14/01/2022

« Deux monstres américains », par Yves di Manno

Diacritik

Maintenant que la poésie nord-américaine s’est durablement inscrite dans notre paysage et que les traductions y prolifèrent comme des champignons après la pluie, quitte à mélanger comme il était prévisible le bon grain et l’ivraie, il est important que quelques livres radicaux viennent périodiquement nous rappeler la nature des enjeux qui avaient justifié en leur temps l’irruption d’un tel corpus dans notre propre tradition moderne et nous permettent au besoin d’en rectifier la relecture contemporaine. La parution l’année dernière du livre d’Abigail Lang, La Conversation transatlantique1 , aurait pu être l’occasion de reconsidérer avec le recul nécessaire ce long travail à la fois collectif et désordonné, entamé voici plus d’un demi-siècle.

Malheureusement, s’il est bien documenté pour ses prémices (c’est-à-dire pour les années 1960-70), l’ouvrage propose ensuite une version pour le moins partielle, lacunaire et orientée de cette histoire, en privilégiant l’un de ses axes certes majeurs – celui qui s’est constitué autour d’Emmanuel Hocquard, pour le dire vite – mais en laissant dans l’ombre bon nombre d’œuvres (et par-là même de poètes français, de traducteurs, d’éditeurs) qui ont porté un regard différent sur ce vaste continent. Tel qu’il se présente à l’arrivée – dénué de surcroît d’une bibliographie générale qui aurait équilibré son propos – le livre ne constitue donc pas l’outil de référence qu’il aurait pu être et qui serait pourtant venu à point nommé.

Fort heureusement, deux livres importants parus fin 2021 nous permettent de remonter sous un autre angle le fil de cette histoire complexe (et parfois même contradictoire) qui a infléchi de manière décisive notre approche du monstre poésie, comme on disait hier : ses visées, ses méthodes, sa pratique. Bonne occasion, donc, pour faire le point et revenir un instant en arrière.

« Format américain » était l’intitulé d’une série de chapbooks (brochures, livres brefs) imaginée par Juliette Valéry en 1993 et proposant hors du circuit de la librairie traditionnelle, sous forme d’abonnements annuels, des textes inédits en français de poètes américains contemporains. L’entreprise était au départ une émanation directe des fameux séminaires de traduction collective de la fondation Royaumont (j’écris « fameux », ayant moi-même assisté à leur naissance : mais qu’en reste-t-il aujourd’hui, hormis dans la mémoire de quelques-uns…), inventés par Bernard Noël dès 1983 et très vite relayés par Emmanuel Hocquard pour le domaine américain. Elle se situait également dans le prolongement des deux anthologies composées par Hocquard et Claude Royet-Journoud : 21 + 1 poètes américains (Delta, 1986) et 49 + 1 nouveaux poètes américains (Royaumont, 1991) et des échanges entre poètes des deux continents que soutenait activement l’association « Un bureau sur l’Atlantique ». De fait, « Format américain » publia de la sorte une cinquantaine de chapbooks fabriqués artisanalement (à l’imprimante laser) mais d’une facture irréprochable : certains issus de divers séminaires de traduction collective (outre Royaumont, il y en eut aussi à Bordeaux, Marseille, Tarbes…), les autres proposés par des auteurs/traducteurs amis. Les publications s’interrompirent brusquement en 2006, suite au déménagement de l’éditrice, et l’aventure était restée depuis lors telle qu’elle se voulait à l’origine : souterraine, subversive, secrète…

C’est l’intégralité de ces petits livres (auxquels ont été ajoutés quatre titres inédits, qui n’avaient pas pu paraître à l’époque) que les éditions de l’Attente viennent de remettre au jour, en un imposant volume de 1120 pages2 . Il convient tout d’abord de saluer le courage (ou l’inconscience – mais c’est la même chose) que représente la publication d’un ouvrage d’une telle ampleur pour une structure éditoriale aussi modeste, même si l’Attente s’est affirmée depuis plus de vingt ans comme l’un des relais importants de la poésie contemporaine. De souligner ensuite la qualité technique de cette réalisation : le volume est d’une maniabilité et d’une lisibilité parfaites, tout en préservant étrangement la fragilité des fascicules originaux, auxquels Juliette Valéry avait su donner une forme parfaite : recomposés à l’identique et reproduisant leurs impeccables couvertures, tous les titres ici réunis maintiennent leur farouche indépendance tout en prenant place dans un ensemble dont on peut enfin mesurer, d’un bloc, la logique et la pertinence.

Je l’écris d’autant plus volontiers aujourd’hui que je n’étais pas entièrement convaincu sur le moment par la nécessité d’une telle aventure : s’appuyer comme certains commençaient alors de le faire sur une nébuleuse de poètes américains implicitement présentés comme l’ultime bataillon avant-gardiste permettant d’endiguer le prétendu enlisement poétique français me paraissait à tout le moins réducteur… D’autant qu’une manière de rhétorique se profilait déjà, outre-Atlantique, dans la foulée du grand coup de balai donné dès la fin des années 1970 par les language poets. Si je n’ai pas changé d’avis concernant la surestimation dont ont bénéficié certains de ces auteurs, mon sentiment général s’avère plus nuancé un quart de siècle plus tard. Et l’un des grands mérites de cette intégrale est justement de mettre en lumière aussi bien la cohérence d’ensemble que la remarquable diversité des œuvres ici rassemblées.

Il me semble en effet que le lecteur ou la lectrice peu familier du domaine peut aborder à travers ce volume l’un des pans les plus originaux – même s’il n’est pas le seul – de la poésie des Etats-Unis dans le dernier tiers du XXe siècle : celui qui aura en tout cas poussé le plus loin la remise en cause conjointe d’une société obnubilée par la surface matérielle du monde et du discours (politique, poétique) qui la conforte le plus souvent – travail fondamentalement critique qui a débouché sur des propositions d’écriture parfois incongrues mais toujours inattendues (et joyeusement perturbatrices). Tous les poètes impliqués dans cette longue invention collective n’y sont pas représentés, tant s’en faut, mais l’un des mérites du projet de Juliette Valéry est d’avoir proposé des séquences ou des livres complets, et non de simples morceaux choisis (à deux ou trois exceptions près). Une autre de ses caractéristiques est d’avoir mêlé quelques grands « précurseurs » (George Oppen, Jack Spicer, Robert Creeley, Larry Eigner, John Ashbery – ou, plus proches de nous, Michael Palmer, Keith et Rosemarie Waldrop) aux poètes de la génération apparue au fil des années 1980 et, pour les plus récents, dans les toutes dernières années du siècle. Il ne s’agit pas, répétons-le, d’un panorama exhaustif – cela n’a jamais été son ambition – mais plutôt d’une sorte d’ovni poétique, monstrueux bloc ici bas chu d’un continent largement méconnu dans nos contrées au moment de sa composition.

Il est bien sûr hors de question de tout citer, dans cette cinquantaine de titres où chacun aura comme il se doit ses préférences. Je suis resté sensible pour ma part à des œuvres que je fréquente depuis longtemps, comme celles de Bob Perelman (La marginalisation de la poésie), de Norma Cole (un petit a & a), de Cole Swensen (Parc) ou de Peter Gizzi (Un ABC de la chevalerie). J’ai relu pour la énième fois (et avec le même plaisir) le bref et stupéfiant Onome de Benjamin Hollander et retrouvé avec émotion la prose déjantée de Stacy Doris (Kildare). Et si j’ai regretté l’absence de quelques poètes qui me tiennent à cœur et auraient pu trouver place dans cette galaxie (Ron Silliman ou Rachel Blau DuPlessis, par exemple), j’ai eu plaisir à aborder des œuvres qui me sont moins familières : Barbara Einzig, Lisa Jarnot, Rod Smith ou Bernadette Meyer notamment (et ses étonnants Poèmes qui m’ont rendue célèbre).

Il faut enfin souligner la grande qualité de l’ensemble des traductions, qu’elles soient individuelles ou collectives : cela n’avait rien d’évident, s’agissant d’œuvres qui s’attachent pour la plupart sinon à la déconstruction, du moins à une profonde redéfinition du langage poétique et de ses règles syntaxiques, lexicales, prosodiques. Sous cet angle, l’un des principaux objectifs de « Format américain », dès l’origine – remettre en cause, par ce détour multiple vers l’étranger, une partie de notre héritage en lui ouvrant des pistes insoupçonnées – aura largement été atteint. Couplé à d’autres entreprises qui l’ont prolongé et s’en sont d’ailleurs inspiré (je songe en particulier aux rencontres de Double Change), ce travail n’est pas resté sans effet sur un pan non négligeable des écritures poétiques en France, depuis le début du nouveau siècle. Pour le meilleur et parfois pour le pire, il faut tout de même le souligner.

Susan Howe aurait dû faire partie de cette belle aventure collective, mais le poème que « Format américain » avait prévu de publier : En chantant devant la mer de cristal (dans une superbe traduction de Paol Keineg) a dû attendre 2021 et l’intégrale de l’Attente pour voir enfin le jour.

Cette dépêche retardée illustre d’ailleurs la longue infortune qu’aura connue cette œuvre radicale pour franchir l’Atlantique et rejoindre nos contrées : sans doute parce qu’elle poursuivait une voie – inaugurée dans les années 1950 par Charles Olson et le cercle de Black Mountain – qui a eu beaucoup de peine à trouver un écho favorable en France, pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas sa réflexion historique et les retombées « idéologiques » qu’elle implique dans la mise en forme du poème. Quoi qu’il en soit, malgré les éloges répétés de Dominique Fourcade et les efforts du Théâtre Typographique qui avait publié trois livres d’elle à la fin des années 1990 (dont l’impressionnant Marginalia de Melville), il a fallu patienter jusqu’en 2017 pour que les éditions Ypsilon, qui ne s’attachent qu’à des auteurs indispensables, entreprennent l’édition française des principaux livres de Susan Howe, dans une traduction exemplaire d’Antoine Cazé. Après nous avoir procuré Mon Emily Dickinson et La Marque de naissance, ses deux « études » (au sens quasi-musical du terme) d’ores et déjà classiques, Ypsilon nous propose aujourd’hui un ensemble poétique qui donne enfin la pleine mesure d’une œuvre sans véritable équivalent, tant aux Etats-Unis qu’en France.

Il n’y a pas assez de feuilles3 est la traduction intégrale de trois suites de poèmes : Silence pythagoricien, La Défenestration de Prague et The Liberties, originellement publiées aux Etats-Unis au début des années 1980 et que l’auteure avait regroupées dès 1990 sous le titre The Europe of Trusts, non retenu pour la présente édition. Après les textes plus brefs parus au fil des années 1970 et réunis dans Frame Structures – car Susan Howe, née en 1937, n’est venue que dans un second temps à la poésie, après une incursion dans les arts plastiques – il s’agit des premiers ouvrages où elle déploie la manière qui va désormais être la sienne, bien que n’y figurent pas encore les séquences de pliages/découpages/lacérations d’archives qui vont rythmer ses livres par la suite et accroître l’énigme de sa poésie. Pour cette édition française, elle a spécialement rédigé une importante préface : Enfins, où elle resitue ces pages composées voici une quarantaine d’années dans la perspective de l’autobiographie mythique qui hante toute son œuvre, allant jusqu’à admettre que les océans ont été renversés par erreur et que le présent ouvrage représente son moi irlandais maintenu à flot. Il n’est pas impossible que la poésie de Susan Howe, considérée dans son ensemble, s’inscrive en effet dans cette déchirure entre l’ombre portée de l’ancienne Europe – incarnée par l’Irlande, la patrie de sa mère – et le désastre qu’aura constitué la conquête d’un autre continent. La Nouvelle Angleterre paternelle, auscultée avec autant de précision que de fébrilité à travers ses archives, s’avérant le lieu central d’une fascination plus ambiguë où les déchirements de l’Histoire se voient constamment confrontés à la méditation solitaire de quelques « illuminés », au sens nervalien du terme (Cotton Mather, Mary Rowlandson, Noah Webster, Emily Dickinson…) et dévoilent en s’y immergeant « la violence légendaire du patrimoine américain », pour reprendre l’imparable formule de Robert Creeley.
Du Silence pythagoricien qui s’ouvre sur le bombardement de Pearl Harbour et la plongée dans la tourmente guerrière jusqu’aux Liberties (quartier de Dublin) qui revisitent le Journal à Stella de Swift et la Cordelia du Roi Lear, Susan Howe comme à son habitude procède par ellipses, césures et raccourcis fulgurants – à mi-chemin du collage et de l’analogie – effaçant l’essentiel de ses sources plutôt qu’elle ne les dévoile et laissant au bout du compte son lecteur, sa lectrice, recomposer selon son propre trouble le sens d’un poème à bien des égards dispersé, anéanti, dont la part de nuit lui importe davantage que la clarté rationnelle.

Qu’il s’agisse des longues séquences de distiques à la narration morcelée ou des pages à la prosodie éclatée, dans la mouvance de la composition par champ olsonienne, sa poésie s’acharne à forer la matière du langage dans ses veines les plus lointaines, à la recherche d’une lumière moins immédiate. Car chez elle l’exigence formelle – jusqu’à l’opacité parfois – n’est jamais une fin en soi, mais le moyen d’abolir au moins dans le moment d’un vers, d’une strophe, de deux signes infimes brusquement rapprochés, l’écran que l’ordre du discours érige d’ordinaire entre le monde et nous.

En ce sens – et contrairement aux poètes apparus après elle – Susan Howe est l’une des dernières à se situer dans l’héritage de la grande révolution moderne américaine, qui aura placé l’Histoire au centre de sa réinvention poétique : préférant donc le récit des fondations invisibles – si ce n’est inavouables – aux simples drames domestiques, et le palimpseste à l’épanchement lyrique, sa poésie qu’on pourrait croire subjuguée par le passé ne cesse en fait d’interroger les temps incertains que nous traversons. Et de les éclairer à sa manière, dans l’inquiétude d’une autre lumière…

  1. Abigail Lang, La Conversation transatlantique, les échanges franco-américains en poésie depuis 1968. Les Presses du Réel, janvier 2021, 336 p., 26 €
  2. Format américain, l’intégrale (1993-2006), sous la direction de Juliette Valéry. Éditions de l’Attente, octobre 2021, 1120 p., 39 €
  3. Susan Howe, Il n’y a pas assez de feuilles, traduit par Antoine Cazé. Éditions Ypsilon, octobre 2021, 256 p., 23 €

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