1/03/2022

« Langston Hughes : La panthère et le fouet », par Michel Ménaché

Europe

Langston Hugues, militant et chantre des droits civiques, à l’avant-garde de la Renaissance noire de Harlem, disparaît en 1967, un an après les massacres de Los Angeles et la création des Panthères noires. Pascal Neveu, en traduisant La panthère et le fouet, recueil posthume publié quelques mois après la mort du poète, redonne vie à sa langue de boxeur, au tempo furioso de son chant. Il apporte en outre un éclairage précis, avec des notes abondantes en fin d’ouvrage, sur les circonstances de l’écriture des textes réunis en cette anthologie, jusque-là inédite en France, du poète ardent qui clamait : « Moi aussi, je suis l’Amérique » Le recueil est composé en sept sections.

La première section, Mots en feu, donne le ton. À Harlem, « au seuil de l’enfer », le poète révolté ironise : « Moi, noir, je suis à mon zénith / Dans la zone pour nègres / Là où un sou en coûte deux. » En 1965, on célèbre le centenaire de l’émancipation, tandis qu’il dénonce meurtres et lynchages qui ont cours, comme à Yorkville, Jamestown : « Combien de centenaires faut-il / Pour me tuer, / Toujours en vie ? » Quand le droit est constamment bafoué, la violence surgit comme l’ultime langage : « Le Panther dans son audace désespérée / Ne porte aucun masque, / Inspiré par le plus vrai / Des plus vieux / Mensonges. » La fable du joueur de flûte de Hamelin lui inspire un Appel final à le faire venir et, à sa suite, les figures tutélaires du renversement : de Robespierre à Lafayette, de Lénine et Trotski à Adam Powell, sans oublier l’Oncle Tom : « Faites venir le joueur de flûte pour évacuer les rats / (Et si personne n’arrive, faites-moi venir.) » Dans Crève-cœur américain, deuxième section, le poète opte pour le calcul élémentaire pour exprimer sa révolte : « Comment un homme peut-il en valoir dix ? / Ou dix en valoir cent dix ? » La troisième section fait écho au Gospel, à l’imaginaire chrétien comme source de révolte et d’espérance. Tel, Le Christ en Alabama : « Le Christ est un nègre / Noir et battu : Ton dos à nu ! / […] Nègre le Christ / Sur la croix / Du Sud. » En juin 1963, Kennedy s’engage à en finir avec la ségrégation raciale mais, le 15 septembre, un attentat du Ku Klux Klan dans une église afro-américaine à Birmingham tue quatre adolescentes : « Quatre petites filles […] Qui laissèrent leur sang sur ces murs / […] Quatre petites filles / Pourraient un jour prochain s’éveiller / Aux chants portés par la brise / Pas encore perçus dans les magnolias. » Visage de la guerre, quatrième section : les noirs américains paient un lourd tribut dans la guerre du Viêt-Nam. Le poète dénonce le marché de dupe de la mobilisation massive des afro-américains : « Écoute voir, Joe, / […] Ne me demande pas pourquoi. / Vas-y seulement et meurs. / Soustrait au ciel là-bas / Tu t’étendras : / Une médaille pour ta famille – / En échange d’un / Gars. // Maman, ne pleure pas. » En janvier 1961, Lumumba, haute figure de l’indépendance congolaise, est assassiné au Katanga, son corps est dissous dans l’acide ! Langston Hughes lui dédie un poème-sépulture, Tombe de Lumumba : « Ils ont enterré Lumumba / Dans une tombe sans épitaphe. / Mais il n’a pas besoin d’épitaphe — / Car l’air est sa tombe. // Le soleil est sa tombe, / […] L’espace est sa tombe, / Et là est son épitaphe. / Demain son épitaphe sera / Partout. » Le poète est un satiriste acerbe quant à la mauvaise conscience des Blancs éclairés. La sixième section porte le titre du poème Invité à dîner : moi : « Invité à dîner et à déguster du vin, / À répondre aux questions habituelles / Qui viennent à l’esprit du blanc / […] À se demander comment les choses ont ainsi tourné / Dans cette nuit démocratique, / À murmurer doucement / Sur fraises du bois, / “j’ai honte d’être blanc” // Le homard est délicieux / Le vin divin, / Et au centre de l’attention / À la table damassée, moi. / Être un Problème sur / Park Avenue à vingt heures / N’est pas si mal. / Des solutions au Problème, / Bien sûr, attendent. » Hughes évoque aussi l’antisémitisme et la haine raciale des enquêteurs des activités anti-américaines : « La commission frissonne / Avec délice en / Son fumier. » Dans Échange culturel (1961), le débat sur l’intégration échauffe les esprits, le poète balance entre « rêves et cauchemars ». L’avantage est aux rêves : « Voici venir L’HEURE DES GENS DE COULEUR : / Martin Luther King est gouverneur de Géorgie, / Le Dr Rufus Clement son conseiller principal, / […] Des noirs nantis ont des domestiques blancs, / Des métayers blancs travaillent dans des plantations noires, / Et les enfants de couleur ont des nounous blanches… » En dernière section, Point du jour en Alabama, le prophète supplante le poète, las d’entendre : « laissez les choses suivre leur cours », veut de ses mots hâter l’avenir ! Avec une pointe d’humour et une grande bouffée d’optimisme, le dernier poème esquisse un rêve de melting-pot universaliste : « Quand je serai compositeur / j’écrirai une musique / sur le point du jour en Alabama / Et j’y mettrai les plus chouettes chansons / […] Et j’y mettrai des mains blanches et des mains brunes et jaunes / Et des mains de terre d’argile rouge / […] En cette aurore de musique quand je / Serai compositeur / Et écrirai sur le point du jour / En Alabama. »

Le combat de Langston Hughes, voix majeure du mouvement afro-américain du siècle dernier, reste inachevé mais il l’a porté, à travers le monde, avec force et courage. Entre espoir et désillusions, son chant vibre encore aujourd’hui de toute la colère et tout l’amour de Harlem.

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