1/12/2021
« Question noire, problème blanc », par Nedjib Sidi Moussa
James Baldwin (1924-1987) livre, dans son dernier entretien, réalisé un mois avant son décès par Quincy Troupe, des réflexions salubres. Au sujet du racisme, il déclare : « Pour les Blancs américains, il est primordial qu’ils puissent croire en leur propre version de l’expérience noire. (…) Il est essentiel que le nègre souffre pour que les Blancs se sentent coupables et puissent faire quelque chose pour y remédier au moment opportun. »1
En marchant sur les pas de Baldwin, Eddie S. Glaude Jr propose une réflexion nuancée sur les États-Unis à l’heure du suprémacisme blanc galvanisé par M. Donald Trump2 . Dans un ouvrage salué par la presse outre-Atlantique, le directeur du département des études afro-américaines à l’université de Princeton affirme : « Notre devoir n’est pas de nous réfugier dans d’illusoires politiques identitaires. » En évoquant le mouvement Black Lives Matter, Glaude rapporte y avoir vu des exemples de « conneries mystiques noires » — expression empruntée à Baldwin — et souligne que « les arguments identitaires avaient le don de clore définitivement le débat ou de déboucher sur des querelles qui menaient à de profondes et durables divisions ». Dans son avant-propos, son éditrice française Rachèle Bevilacqua rappelle que des intellectuels américains « questionnent la pertinence du mot “race” comme outil de lutte contre le racisme », à l’instar de Thomas Chatterton Williams3 , qui invite à « désapprendre l’idée de race ».
Magali Bessone et Matthieu Renault ne prennent pas autant de précautions quant à l’usage de ce terme, au risque de le réifier4 . Dans un essai consacré à la notion de « double conscience » employée par l’intellectuel et militant W. E. B. Du Bois (1868-1963), les deux philosophes évacuent trop rapidement l’analyse du politiste marxiste Adolph Reed Jr, qui voyait, à travers l’emploi de cette expression, une « tentative sérieuse de caractériser (…) la situation réelle des Noirs dans la société américaine »5 . S’ils pointent avec raison qu’« avant Richard Wright, James Baldwin et d’autres, Du Bois suggère déjà que le prétendu “problème noir” est, à sa racine au moins, un “problème blanc” », l’analogie proposée avec les femmes qui revêtent le voile islamique en France peut être questionnée.
Le récit de Langston Hughes (1902-1967) — « premier auteur africain-américain à vivre exclusivement de sa plume », selon l’éditeur Antoine Caro —, acteur majeur de la Renaissance de Harlem pendant l’entre-deux-guerres, apparaît autrement rassérénant6 . Celui qui confie s’être senti blessé parce que les Africains ne voulaient pas croire qu’il était un Noir témoigne de sa « plus grande admiration » pour Du Bois et rapporte de nombreuses anecdotes, comme cette conversation avec une femme originaire de l’Arkansas qui lui avoue : « Je n’avais jamais rencontré un N… oir éduqué », ou la bataille rangée contre des marins britanniques à Lagos durant laquelle « la solidarité de l’équipage prima sur la race ». Son dernier livre7 , un recueil de poèmes, offre les ultimes fulgurances d’un très inventif engagement.
- Quincy Troupe, La Dernière Interview de James Baldwin. Saint-Paul-de-Vence, novembre 1987, Les Éditions du Portrait, Paris, 2021, 80 pages, 8,90 euros. ↩
- Eddie S. Glaude Jr, Ici recommence l’Amérique. Conseils de James Baldwin — à suivre d’urgence, Les Éditions du Portrait, 2021, 264 pages, 24,90 euros. ↩
- Thomas Chatterton Williams, Autoportrait en noir et blanc. Désapprendre l’idée de race, Grasset, Paris, 2021, 224 pages, 19,50 euros. ↩
- Magali Bessone et Matthieu Renault, W. E. B. Du Bois. Double conscience et condition raciale, Éditions Amsterdam, Paris, 2021, 168 pages, 12 euros. ↩
- Adolph L. Reed Jr, W. E. B. Du Bois and American Political Thought. Fabianism and the Color Line, Oxford University Press, 1997. ↩
- Langston Hughes, The Big Sea. Une autobiographie, Seghers, Paris, 2021, 400 pages, 22,50 euros. ↩
- Langston Hughes, La Panthère et le Fouet, Ypsilon Éditeur, Paris, 2021, 208 pages, 21 euros. ↩