3/08/2016
« Ingeborg Bachmann, collages sur les ondes », par Louise de Crisnay
Un ouvrage inédit de l’écrivaine autrichienne réunit ses essais polyphoniques autour de quatre auteurs pour ses émissions de radio dans les années 50.
Il y a les inédits de façade et les autres. L’appellation contrôlée - imitation tampon sur la couverture ou bandeau grandeur nature - et la surprise plus rare du manuscrit tirant avec lui de l’oubli, en même temps que sa singularité propre, celle d’une pratique d’écriture largement disparue. On redécouvrait récemment, à travers la publication de ses Ecrits radiophoniques, les tentatives faites par Walter Benjamin dans les années 30 pour mettre la philosophie à l’épreuve de ce médium naissant et expérimenter un didactisme d’un genre nouveau.
Souplesse formelle
A sa suite, Ingeborg Bachmann s’essaya aussi à la forme singulière de l’essai radiophonique. Le Dicible et l’Indicible rassemble quatre tapuscrits à partir desquels elle réalisa, entre 1952 et 1958, une série d’émissions pour une radio bavaroise, prenant chacune pour objet un auteur en particulier. Ces supports – même si les dernières pages sur Musil sont perdues – n’ont rien du brouillon illisible. Frappent au contraire la souplesse formelle de ces textes et la diversité de leurs usages possibles. Il faut imaginer une réflexion d’ensemble sur une œuvre conduite à plusieurs voix, celles des « speakers », à laquelle est conviée l’auteur lui-même, qui intervient à travers ses propres citations. Cela tient à la fois du dialogue philosophique, du collage littéraire et de l’essai polyphonique. Mais le plus étonnant est que cette pensée mobile, qui jongle sur la page d’une entité à une autre, où des extraits entiers deviennent de véritables interlocuteurs, ne perd jamais son propre fil et conserve toute la cohérence et la rigueur d’une démonstration classique.
Mémoire vive
Le découpage n’empêche à aucun moment la fluidité du propos. Si bien que chaque texte se prête autant à une lecture silencieuse, d’un seul tenant, qu’à une expérience d’écoute en somme assez proche de ce qu’un poète sonore comme Bernard Heidsieck tentera plus tard dans Respirations et brèves rencontres, en nouant des conversations avec les enregistrements du souffle d’auteurs morts. Toute son œuvre étant ouverte avant l’heure, l’essai radiophonique, tel que l’entend Bachmann, est donc surtout l’occasion d’une extension de la mémoire vive.
Ici, Musil, Proust, Weil et Wittgenstein sont sur la même longueur d’onde, celle d’une recherche mystique qui dépasserait les vieux antagonismes. Qu’il s’agisse de l’« autre état » convoité par l’Homme sans qualités, du temps retrouvé et de l’art comme absolu, de l’expérience de « la grâce comme existence éteinte et nue » ou de l’éthique transcendantale du Tractatus, « ce qui est visé, c’est surtout que Dieu reste le dieu caché, le deus absconditus, qui ne se montre pas dans ce monde, que nous pouvons représenter par un schéma formel. Que le monde soit dicible - donc représentable -, que le dicible soit possible, cela ne tient sa possibilité que de l’indicible, du mystique, de la limite, ou de quelque nom par lequel on voudra l’appeler. […] Le taire négatif serait l’agnosticisme, le taire positif est la mystique ».