20/09/2017
« Poésie réactive. À bord de l’ “Emily Dickinson” », par Céline Minard
Dès l’introduction, Susan Howe déclare qu’Emily Dickinson est sa « Concord emblématique ». Comme Henry David Thoreau, qui s’est longtemps contenté de rester posté sur la berge de la rivière Herbeuse pour y faire ses méticuleuses observations, Susan Howe a dû beaucoup relire, beaucoup capter Emily Dickinson (1830-1886) avant de se lancer sur ses flots pour voir où elle la conduirait. Mon Emily Dickinson sonne comme le nom d’un bateau. Et c’est effectivement un grand voyage auquel le lecteur est ici convié, au cœur d’une œuvre scrutée et traversée de part en part.
Un seul poème suffit, semble dire Susan Howe, un seul poème convoque, développe l’intégralité d’une œuvre s’il est plongé dans le bain bouillant d’une lecture elle-même poétique. « Ma vie passa – fusil chargé » est le cœur vivant de l’essai de Howe. Elle regarde ce texte qui la « hante singulièrement » comme une tragédie, une épopée, une mélodie, un ascétisme et une magie. Elle en explore tous les aspects, le son, le sens, la graphie, la typologie et la topographie, car c’est aussi un domaine, un domaine de recherche, un territoire de chasse, une eau courante qui ne se laissera saisir qu’en continuant de fuir.
Susan Howe est elle-même une grande poète américaine (non, pas poétesse). Son essai déborde de toutes parts, il ne ressemble à rien et relève de bien des genres entrecroisés. Très savante, elle rappelle et analyse le contexte historique, politique, religieux dans lequel Dickinson a osé écrire. Elle fouille et interroge les rapports de domination entre hommes et femmes, la question de l’éducation, de l’érudition, mais aussi l’importance du puritanisme. En ce sens, comme le philosophe Stanley Cavell dans Sens de Walden (Théâtre typographique, 2007), elle éclaire d’un jour inhabituel pour les Européens les multiples rapports des sermons avec la création littéraire. La vie d’Emily Dickinson, « c’était le langage, et pour tout paysage un dictionnaire ». Susan Howe ne se contente pas de pénétrer dans la bibliothèque d’Emily Dickinson, elle ouvre ses livres, elle lit ses annotations, elle la poursuit sans jamais se laisser dépister.
Talent synthétique
On traverse Shakespeare, Emerson, Cooper, Robert Browning, Emily Brontë. Mon Emily Dickinson démontre que la lecture est affaire de lectures, de bouquet, que ce mot signifie d’abord cueillir, rassembler, et que l’écriture n’est pas son inverse. Dickinson possédait un talent synthétique, elle se servit d’autres écrivains, s’empara de lambeaux, « usant d’exagérations, de distorsions, d’amplifications, de soustractions, d’énigmes, d’interrogations, de réécritures, elle tira des textes d’autres textes ». Restent inexplicables « sa capacité à muer ces lambeaux en fils d’or » et son don exceptionnel pour « changer de couleur au beau milieu d’une strophe par la simple manipulation d’un mot ». La traduction d’Antoine Cazé est une preuve du texte original. Il a manifestement repris le geste de Howe, qui « a écrit dans la main de Dickinson qui elle-même écrivait dans la main de bien d’autres auteurs ». Sa postface s’intitule « Fusil ChargéE », elle offre un aperçu fulgurant du système d’échos mis en jeu, et de l’inventive souplesse qu’il faut pour faire passer l’équivoque du genre – certainement le coeur du livre.