11/10/2023

« Écrire depuis les marges, par May Ayim, auteure afro‑allemande », par Fabien Ribery

L’intervalle

« Je suis une écrivaine Noire dans une Allemagne qui se voudrait blanche, et je ressens sans cesse le besoin d’exprimer, de faire évoluer les manières de voir le racisme, le sexisme et l’identité. » (May Ayim, Écrire depuis les marges, conférence prononcée à Londres en 1994).


Pour les lecteurs francophones, par deux fois en quelques mois, une auteure est née, May Ayim.

Par la grâce des éditions Ypsilon et du duo de traducteurs Lucie Lamy & Jean‑Philippe Rossignol, paraît après un recueil de poèmes éblouissant, blues en noir et blanc (2022), une sélection de ses essais de dimension personnelle et politique (1986‑1995), Nouveau départ.

On retrouve dans ce volume comportant un précieux appareil critique la langue et la pensée très claires d’une écrivaine et citoyenne décidée à lutter contre les racismes, forte de sa douloureuse expérience de femme racisée discriminée dans une Allemagne cachant sous les chants de sa réunification l’ampleur de ses préjugés concernant les personnes de peau noire, constamment sommés de se justifier de leur‑s appartenance‑s.

Cet ouvrage à inscrire dans les programmes de toutes les cultural, postcolonial et gender studies du/des monde(s) libre(s) frappe par sa sincérité et son ambition : la reconnaissance de plein droit des personnes afro‑allemandes et différentes.

D’origine africaine par son père venu faire des études de médecine en Allemagne, May Ayim, née en 1960 à Hambourg et décédée à Berlin en 1996, fut placée dès son plus jeune âge dans une famille d’accueil blanche.

Entre douceur et rage, mélancolie et humour, la performeuse et activiste féministe écrit cette phrase citée en exergue : « Le pays de mon père est le Ghana, la langue de ma mère est l’allemand, je ne suis chez moi que dans mes chaussures. »


Nouveau départ est un texte directement autobiographique, déplorant d’abord le terme d’origine péjorative de « Mischling » (métis.se/à la façon d’un mulet) qui lui fut accolée dès sa naissance.  

Se libérer des mots, faux, par les mots, justes, telle sera la vocation de cette femme refusant les assignations identitaires vécues comme des prisons : « J’ai souvent, analyse‑t‑elle, laissé les autres faire de moi quelque chose, il me revient maintenant de faire quelque chose à partir de ce que les autres ont fait de moi. »


L’une des autres narre un voyage de trois mois au Ghana, May Ayim cherchant à mieux se connaître en découvrant le pays de son père.

« Et de fait, confie‑t‑elle, les questions continuelles n’étaient pas si éloignées de celles qu’on me posait en Allemagne. Il y avait toutefois une différence de taille : si beaucoup de Ghanéens ne tardèrent pas à me considérer comme une Européenne blanche, souvent même à me qualifier de White Lady, il ne vint à l’idée de personne de ne pas m’accepter malgré tout comme Ghanéenne. Déjà, personne ne croyait devoir faire remarquer que ma place était impérativement en Allemagne, mais surtout : beaucoup me remerciaient d’avoir fait ce long voyage pour interroger mon héritage africain, et exprimaient leur espoir que je finisse peut‑être par rester pour toujours. »

Une photographie très belle montre l’écrivaine avec son grand‑père portant un habit traditionnel : « Lorsque je fis mes adieux, mon grand‑père cligna de l’œil affectueusement et me lança un regard grave et plein d’espoir en me disant de ne pas trop penser à l’Allemagne, mais plutôt à lui, au Ghana et de rapporter un peu de la lumière que les Blancs ont enlevé à l’Afrique. [on remarquera la fluidité de la traduction]  »


L’année 1990, sous‑titré « Perspective afro‑allemande sur la patrie et l’unité », est une réflexion de portée historique sur l’effritement rapide des premiers sentiments de retrouvailles et de fraternité par le rouleau‑compresseur libéral, la chute du Mur s’accompagnant d’une discrimination latente ou violente envers les immigrées et Afro‑AllemandEs interditEs de participer à la fête.

« En 1990, se rappelle May Ayim, j’ai été alarmée et choquée par l’invisibilisation et la non‑prise en compte du racisme, même dans les cercles de gauche “progressistes” et chez les féministes. »


Dans un entretien La colère des femmes noires devrait être aussi l’indignation des femmes blanches, l’auteure de Farbe bekennen (Affirmer sa couleur, 1986) s’indigne : « Quand je cherchais un emploi, il m’est arrivé plus d’une fois d’entendre que mon apparence africaine effraierait, voire inquiéterait les clients ou, pour le dire autrement, qu’elle serait nuisible aux affaires. Entre‑temps, certaines de mes amies Noires ont quitté l’Allemagne, plusieurs après avoir subi des violences ou bien par peur. Il se peut qu’un de ces jours, peut‑être pas si lointain, je sois obligée de m’en aller, mais pour l’instant je suis là. »

À la façon de James Baldwin, de Franz Fanon et de toutes les auteures questionnant le poison raciste dans sa dimension la plus intime (Angela Davis, Audre Lorde…) — texte Quand le stress blanc pèse sur les nerfs noirs —, May Ayim se souvient d’avoir demandé à sa mère d’accueil de lui laver la peau jusqu’au blanc et d’avoir mangé du savon afin de ressembler à ce que la norme lui édictait.

Quand l’évidence de la domination éclate, la communauté vient apporter son corps aux dépossédéEs : « Une communauté visible et forte ne peut pas protéger de la discrimination, mais au moins de l’isolement. Elle facilite aussi l’expérience de l’anonymat et de l’individualité, et permet de choisir parmi les autres personnes Noires des amies, des inspirations et des modèles. Par exemple, en ce qui me concerne, c’est la présence des personnes Noires plus âgées qui me manque, partout en Allemagne. Les rares personnes âgées africaines et afro‑allemandes vivent très dispersées et bien souvent isolées parmi des retraitéEs blanches de leur âge. »

Il convient ainsi, poursuit‑elle, de prendre en compte la situation psychosociale des immigréEs et des AlleamndEs NoirEs afin de libérer d’un poids accablant des personnes se vivant parfois comme structurellement indésirables.


Dans La minorité afro‑allemande, May Ayim trace la généalogie depuis le temps des croisades d’un racisme profondément ancré dans la mentalité de l’Occident, en appelant à une mobilisation des AllemandEs noirEs pour faire entendre leur voix dans les médias et à toutes les échelles de la société.

Dans une postface remarquable — en style et idées — qui ne souhaite paradoxalement pas en être une (pas de postface, mais un en‑avant), la cinéaste afroféministe Amandine Gay écrit de façon bouleversante : « Je suis parce que May a été et ne s’est pas contentée d’être. Elle a existé, résisté (aussi longtemps qu’elle a pu), créé et posé les fondations de l’afropéanisme, de l’afroféminisme et de la politisation de l’adoption transraciale dans une Europe qui refuse encore d’admettre son passé colonial et esclavagiste. Un passé dont seules les petites filles noires qui grandissent dans le monde blanc perçoivent toute l’actualité. »


Nous sommes parce que May est.


Il faut la lire.

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