1/01/2012
« Roger Gilbert-Lecomte et Léon Pierre Quint : Correspondance 1927‑1930 », par Alain Virmaux
Pour tous ceux qui s’intéressent de près ou loin au Grand Jeu, la parution de ce fort volume est d’une importance majeure. Avant tout, parce qu’il concerne au premier chef celui qu’on a nommé « l’archange » du petit groupe, Roger Gilbert-Lecomte, mort à trente-six ans (1907-1943). Gallimard avait publié de lui, en 1971 et non sans difficultés, un volume — peu fourni — de Correspondance, mais tous ses proches — et les commentateurs — étaient restés imprégnés d’une idée simple : il n’écrivait presque jamais, ou rarement, même à ses intimes tels que Daumal. Et d’ailleurs il le confirme ici, dans une lettre de février 1927 à Léon Pierre-Quint : « Je n’aime guère écrire ». En dépit de quoi, il semblait étrange que si peur de courriers de sa main aient survécu, le Grand Jeu ayant eu un parcours bref mais tumultueux. Il y a trente ans, en 1981, dans un ouvrage à lui consacré, nous écrivions ceci : « Il est probable que d’autres lettres de Roger Gilbert-Lecomte reverront le jour dans l’avenir ». On n’imaginait pas, alors, que l’attente serait si longue.
Pourquoi un tel délai ? Parce que les archives de Léon Pierre-Quint avaient été, sous l’Occupation, saisies et embarquées par les Allemands, puis récupérées par les Russes, et finalement restituées par ceux-ci, en 2001, à la France et aux héritiers de l’écrivain. Or elles recélaient, entre autres richesses, 165 lettes de Roger Gilbert-Lecompte, mais aussi une bonne centaine de courrier de Léon Pierre-Quint à son jeune ami. Avalanche de lettres, pendant une douzaine d’années, qui confirme pleinement ce sont on se doutait, sans pouvoir en apporter la preuve : il y a bel et bien eu, entre les deux hommes, une très forte relation passionnelle. Quand ils se rencontrent à Reims en 1927, Roger a vingt ans (selon les critères de l’époque, il n’est pas encore majeur), et Léon trente-deux. Leurs premiers échanges épistolaires sont ardents, fougueux. Et au cas où l’on aurait encore des doutes sur les formes prises par cette passion, c’est Léon Pierre-Quint qui vendra la mèche quelques années plus tard (juin 1934), en impliquant même assez crûement la plupart des membres du petit groupe : « Il n’y a pas un seul d’entre vous qui n’ait cédé au désir d’un homme de 30 à 40 ans : R. D. (= René Daumal) avec Weiner ; P. M. (= Pierre Minet) avec tel Allemand ou avec moi ; R. V. (= Roger Vailland) avec moi ou avec telle personne qui m’est inconnue ; R. G.-L… » (p. 457)
On se gardera de donner à cette révélation sans fard, mais directe et lucide, plus d’importance qu’elle n’en mérite. Reste indéniablement qu’à existé une passion durable entre « L’archange » et son aîné. Non que l’ardeur amoureuse des premiers mois n’ait pas connu des retombées. Au fil des lettres, on prend conscience d’une certaine montée d’impatience de Léon Pierre-Quint face à la conduite de « Roger ». Impatience qui va jusqu’à un désir de rupture — il demande à Roger Gilbert-Lecompte restitution des livres prêtés —, qui sera difficilement surmonté. Les hauts et les bas de cette relation menacée sont rythmés par les passages du tutoiement ou vouvoiement, suivis de retours au tutoiement, etc. Il n’est pas douteux que la conduite erratique de Roger Gilbert-Lecomte était de nature à pousser à bout n’importe quel ami. Comme l’écrit Bernard Noël dans son indispensable préface, « la lecture des lettres à Léon Pierre-Quint avec les perpétuelles demandes d’argent et les dérobades devant les travaux proposés incite à s’enrager d’une certaine veulerie ; c’est un point de vue moral, donc pauvrement explicatif » (p. 15). Il est vrai que Roger Gilbert-Lecomte se comporte souvent comme une vieille maîtresse, ne redécouvrant l’existence de « Léon » que pour lui lancer des appels de détresse. Tout en restant conscient que Léon est son seul véritable ami.
Le recueil permet justement de mieux connaître Léon Pierre-Quint. On a dit et écrit qu’il avait été le mécène du Grand Jeu, et le mot est un peu impropre. Il n’était pas de ceux qui pouvaient, comme les Noailles, financer plusieurs projets d’artistes. Bref, pas milliardaire. C’est un grand bourgeois aisé, résidant à Paris dans le XVIe, disposant d’une voiture — ce qui, en 1927, n’était guère courant —, aimant voyager, habile à naviguer dans tous les milieux et tout à fait à même de dépanner tel ami dans le besoin, mais pas au-delà. Ajoutons qu’il n’était pas seulement écrivain, publiant livres et articles, mais éditeur (chez Kra). Auprès de de Roger Gilbert-Lecomte et du petit groupe des « Simplistes » qui allaient former le Grand Jeu, il s’est comporté comme une sorte de « manager » efficace et discret, orientant leur projet et l’appuyant, sans s’y impliquer personnellement. Il est frappant qu’il n’ait jamais collaboré à la revue de ses jeunes amis, ni assisté à leurs réunions Manifestement, il a évité avec soin toute inféodation. Montrant une grande dextérité à ne pas se laisser embarquer trop loin dans une aventure collective ou individuelle. Au départ, il a sûrement éprouvé une réelle admiration pour les dons exceptionnels de Roger Gilber-Lecomte, et il s’est employé avec persévérance à les faire fructifier. Lorsqu’il a eu le sentiment que ses efforts étaient vains, et qu’il ne tirerait pas le jeune homme du gouffre qui le guettait, il s’est, pour ainsi dire, fait une raison, mais sans renoncer à lui apporter son aide dans les moments difficiles, là où beaucoup, lassés, se seraient détournés complètement.
La guerre les sépare à jamais. Léon Pierre-Quint doit choisir la clandestinité. comme le note avec pertinence Bérénice Stoll (p. 518) : « Juif (né Steindecker), homosexuel, toxicomane, engagé précocement dans la lutte antifasciste, antimunichois de la première heure, récent éditeur de Trotski, il représentait la cible idéale » pour les nazis. Obligé de se cacher, de n’être plus repérable et donc de mettre fin aux échanges épistolaires, il cessera, pendant les éprouvantes dernières années de Roger Gilbert-Lecompte, d’être proche de lui. Auprès de Lecomte, le relais sera pris, on le sait, par Adamov, jusqu’à la nuit fatale du 31 décembre 1943, où l’ancien « archange » meurt seul à l’hôpital Broussais d’une violente crise de tétanos. Quelques mois plus tard (juin-juillet 1944), dans une France incomplètement libérée, Léon Pierre-Quint rendra à son ami un hommage ému et lucide dans les Cahiers du Sud. Il mourra quinze ans après Roger Gilbert-Lecomte, en 1958, et Bernard Noël commenta sa fin avec une légère cruauté : « Il a les funérailles bourgeoises et les discours pleins d’estime qu’il méritait ».
Le teste a été établi avec grand soin, et l’annotation de bas de page est d’une extrême minutie. Avec un très visible souci de sobriété, pour que l’indispensable appareil critique reste aussi discret, aussi peu envahissant que possible. Mais à ce point discret que le lecteur reste — souvent — sur sa faim. Par exemple, Jacques Viot (p.277), Mireille Havet (p. 320), Paul Deharme (p. 388) méritaient quelques mots de plus — surtout Mireille Havet — que la note expéditive qui leur est consacrée.
On ne voudrait pas donner à penser que ce travail de marqueterie a été mal fait. Il a été mis au point avec une grande rigueur, mais obsession de la frugalité ne pouvait que décevoir, de loin en loin, un lecteur passionné. Or un tel recueil est propre à susciter une attention fervent. Les précédents exégètes du Grand Jeu— on songe ici à H. J. Maxwell et à Michel Random — n’ont pas pu disposer de cet extraordinaire instrument d’approche, dont on ne mesure pas encore toute la portée. On découvrira entre autres, en juillet 1932, une étonnante lettre de Roger Gilbert-Lecomte sur le cinéma, accompagnée de l’esquisse d’un scénario (p. 341), et visiblement contemporaine du texte « Alchimie de l’œil : le cinéma forme l’esprit », donné en 1933 au numéro spécial « Cinéma » des Cahiers Jaunes. Mais c’est la totalité de cette correspondance qui mérite d’être scrutée. Il faut saluer le courage de la modeste maison d’édition parisienne qui a osé publier cet important recueil (plus de 500 pages), et s’en acquitter avec une belle exigence. Le volume contient aussi plusieurs fac-similés, des dessins inédits de Roger Gilbert-Lecomte et des textes introuvables de Léon Pierre-Quint. Il est désormais incontournable, tant pour les simples curieux que pour tous les fervents du Grand Jeu1 .
- Ne quittons pas le Grand Jeu sans faire état de la sortie (il y a déjà quelques années) d’un numéro spécial des Amis de l’Ardenne consacré à « Daumal après le Grand Jeu » (n° 21, été 2008, 10 €). Il est accompagné de larges extraits de la correspondance échangée par Daumal et Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud, et prolongée — après le décès de « Nathaniel » qui suivit de près celui de Roger Gilbert-Lecomte — par quelques lettres de Véra Daumal. Ensemble éclairé par plusieurs photo inédites, communiquées par Michel Random, dont on lire ici un des derniers textes (sinon le dernier) qu’il ait consacré au Grand Jeu. Parmi les autres études qui composent ce riche numéro, rythmé par les dessins de Nicolas Rozier, on signalera particulièrement — auprès de ceux d’Olivier Penot-Lacassagne, Hubert Haddad, Pascal Signoda (et son alter ego Petrus Batselier) — ceux de Frédérick Tristan et de Patrick Mouze. Ce dernier a enquêté sur un Daumal peu connu ÷ le traducteur. Pas seulement traducteur (connu) d’Hemingway et de Suzuki, mais aussi de deux romans obscurs, dont celui de Netley Lucas et Evelyn Graham, Moi et moi. Roman très oublié mais qui avait tout de même été publié en 1929 par Gallimard. Travaux alimentaires pour Daumal ? À coup sûr. Mais impossible d’en rester là quand on découvre que « Moi et moi » est aussi le titre d’un poème de Roger Gilbert-Lecomte, publié en 1929 dans le n° 2 du Grand Jeu. Mieux encore on apprend en outre que les deux auteurs de Moi et moi sont en fait une seule et même personne. Evelyn Graham n’est que le pseudonyme de Netley Lucas, vague polygraphe, escroc avéré et d’ailleurs condamné comme tel. On ignore la date de son décès. L’enquête méthodique de Patrick Mouze sur cet improbable ouvrage — qu’il nous est arrivé assez récemment de dénicher chez un librairie d’ancien — n’apporte pas de révélations fracassante, mais elle est originale et suggestive. ↩