1/05/2011

« Roger Gilbert-Lecomte & Léon Pierre-Quint, Correspondance », par Olivier Plat

Fondation La Poste

En 1926, Léon Pierre-Quint fait la connaissance de Roger Gilbert-Lecomte par l’intermédiaire de Pierre Minet, le cinquième « Phrère » ou « Phrère fluet », jeune poète libertaire vivant en marge de toute obligation sociale, qui a rejoint tardivement le groupe des « Phrères simplistes », sorte de confrérie initiatique formée à l’origine par quatre lycéens de Reims âgés de quatorze-quinze ans, Roger Lecomte, Roger Vailland, Robert Meyrat, René Daumal. Ils se sont baptisés « Simplistes » car ils ont foi dans l’esprit d’enfance et dénoncent avec force « le mépris de l’adulte pour l’enfant, le mépris du civilisé pour le sauvage, le mépris de l’homme sensé pour le délire de l’esprit ». Les « Simplistes » s’adonnent au jeu des pseudonymes : Lecomte est Rog-Jarl et Coco de Colchyde ; Robert Meyrat, la Stryge et Ellen Dyan ; Roger Vailland, François et Dada ; René Daumal, Nathaniel. Ils ont pour ancêtres Jarry, Lautréamont, et ont fait leur le mot de Rimbaud « Je trouvais sacré le désordre de mon esprit ». Ils allient le goût des facéties verbales à une intransigeance absolue sur les problèmes métaphysiques et n’hésitent pas à engager leur corps et leur pensée dans des expériences aux confins de la vie et de la mort, à coups de drogues (tétrachlorure de carbone, opium, éther) et d’alcools, afin de retrouver cette innocence primordiale, état post-mortuaire ou anté-natal que Lecomte appelle la « mort-vie ».

Lorsque Léon Pierre-Quint fait la rencontre de Roger Gilbert-Lecomte, celui-ci, bien qu’il ne soit âgé que de dix-neuf ans, commence déjà à être marqué par l’usage des stupéfiants et les excès de toutes sortes : « Il va falloir que pendant 24h par jour le pauvre roi déchu de Colchide, s’efforce, à ahans suants et saignants, de faire entrer des inepties dans son pauvre encéphale exténué de tabacs, d’alcools, de fièvres, de délires, d’insomnies, de sommeils noirs pire que les insomnies et de douces folies et d’horribles violences ». Léon Pierre-Quint, avec Philippe Soupault, est alors directeur littéraire aux éditions du Sagittaire (dont Pierre-Quint deviendra plus tard le principal actionnaire après le départ de l’éditeur Simon Kra), en remplacement d’André Malraux, qui a occupé ce poste jusqu’en 1921. Il a déjà publié plusieurs livres, dont un essai sur Marcel Proust qui fera date. Pierre-Quint, frappé par l’extrême beauté du jeune homme, se décide à faire le voyage à Reims après avoir vu une photo de Roger Gilbert-Lecomte que lui a présenté Pierre Minet. Les textes « Simplistes » lui ont fait deviner un poète d’un rare potentiel. Il n’aura de cesse d’encourager celui-ci à écrire : « Il faut que tu sois toi-même le personnage magnifique que tu es pour moi. Pour cela, tu n’as qu’à te réaliser, qu’à extérioriser tes richesses intérieures. » À la vie rémoise provinciale et monotone, Roger Gilbert-Lecomte a substitué une vie de « rêveur éveillé ». À Pierre-Quint, dont la maladie osseuse l’a fait tomber sous la dépendance des drogues prescrites par les médecins depuis l’enfance, il écrit : « Je sens intensément cette vaste conscience de vide que certains semblent vouloir ranger parmi les anachronismes de bric-à-brac romantique. Comme vous et grâce aux mêmes modes d’évasion, je cherche à m’en délivrer par crises éphémères pour n’arriver en fait qu’à transmuter la quotidianité de ma vie en une alternance schizophrénique d’excitations splendides et d’abattements sans bornes. » D’amicale la correspondance prend rapidement un tour amoureux. Pierre-Quint reprend à son compte l’un de ces termes qu’affectionne Roger Gilbert-Lecomte :

« Palingénésie ? En tout cas, j’aime que nous le sentions pareillement. J’ai dit : un événement important. Pourquoi ne pas l’avouer ? Dès le premier instant, j’ai cru deviner que cet instant pourrait être fécond en conséquences diverses. Maintenant cette impression se précise : mélange de quelque chose qui ressemble à un apport de joie, d’anxiété, d’inconnu (…) »

Les lettres de Roger Gilbert-Lecomte à Léon Pierre-Quint sont d’une autre nature que celles insouciantes, échangées avec les « Simplistes » à l’époque de l’adolescence. Ennui et solitude de la vie de province, études médicales forcées, épanchements amoureux, violents conflits avec le père, décès de la mère, cures de désintoxication, les lettres nous donnent une foule d’indications biographiques. Mais elles révèlent surtout l’angoisse intangible de Roger Gilbert-Lecomte face à la médiocrité d’un quotidien qui lui échappe, mal-être auquel il ne trouve d’autre issue que dans un recours de plus en plus intensif aux drogues : « Mais ici, où j’ai habité si longtemps, tout soudain me semble plus étranger que si totalement inconnu. Coquilles, coquilles d’œufs vidés, peau morte, vie morte. Si proche, si loin, perdu dans un passé mort. Ah, n’importe quoi, désir de voyages, d’ivresses. Partir, partir. » Pierre-Quint multiplie les tentatives pour aider son ami à trouver un travail. En vain : volonté d’auto-destruction sans pareille égrenée au fil des lettres, à laquelle semble s’abandonner le poète : « Ah ! tu me demandes à quoi, libéré de toute obligation et de toute contrainte sociale, à quoi je peux bien passer mon temps : mais c’est si simple je le passe à souffrir selon ma vieille habitude. Souffrir, dormir, souffrir, dormir sur un rythme plus ou moins précipité et voilà tout. » Les lettres mettent aussi en relief le rôle déterminant que joua Pierre Quint dans l’aventure du Grand Jeu, revue dont il sera le mécène, le conseiller et le soutien. Lecomte écrit pour Le Grand Jeu parmi ses textes les plus décisifs, il préface Rimbaud ou le peintre Sima… Avec l’aide de Léon Pierre-Quint, il compose un livre, La Vie, l’Amour la Mort le vide et le vent (Éditions des Cahiers Libres, 1933) et une mince plaquette, Le Miroir noir (Éditions Sagesse, 1939), seules œuvres publiées de son vivant. À ces brusques sursauts succèdent des états dépressifs dont la correspondance se fait l’écho : « À part cela je ne fous rien, rien, rien. J’ai envie de me laisser pourrir sur un fumier : voilà mon idéal de vie. » Pierre-Quint répond toujours favorablement aux incessantes demandes d’argent de son ami, l’exhorte à se reprendre : « Tu joues les dernières chances de ta vie. Tu en es à un moment où je puis te faire encore confiance. Mais ce moment sera peut-être bref. Tu devrais y penser lucidement, je veux dire l’esprit dégagé de toute ivresse, envisager comment, avec les données actuelles que tu as (quelles qu’elles soient) tu peux rebâtir. »

Roger Gilbert-Lecomte meurt seul à l’hôpital d’une crise de tétanos, le 31 décembre 1943. Il avait écrit en 1924 un poème intitulé « Tétanos mystique », comme s’il avait eu la prescience des conditions particulières que revêtirait sa mort. Léon Pierre-Quint lui rendra un dernier hommage dans les Cahiers du Sud, en 1944 : « Il n’avait pas accepté la vie : il avait toujours dit : Non, à la vie. (…) C’est uniquement au sein de cette vision prénatale, lointaine et pour lui magnifique, qu’il sentait un bonheur possible. »

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