31/10/2022

« Cœur élégie rouge », par Emmanuel Laugier

Le Matricule des anges

Nouvelle traduction du seul livre de prose de l’immense poète Sandro Penna, Un peu de fièvre paru en 1974, trois ans avant la disparition, est le récit de ses amours homosexuels comme de ses errances sensuelles.


Écrites pour la plupart entre 1939 et 1941 et parues pour un tiers dans différents journaux, les proses que constituent Un peu de fièvre n’ont été rassemblées en volume qu’au milieu des années 70. C’est parce que de proches ami.e.s le lui réclamaient que Penna (né à Perouse en 1906), qui ne manquait pas de se considérer (sans doute par forfanterie et ironie) comme le plus grand poète lyrique d’Italie, s’y résolue. Pasolini, à qui vint l’idée de dire que la marginalité de la poésie de Penna, non moins que celle de l’homme, amant des faubourgs, de la condition ouvrière, des marins de passage, des paysans, des mains sales et de l’odeur de graisse, réclamât pour lui la reconnaissance du prix Nobel de littérature ! Ce n’est pas que Montale, qui l’obtint en 1975, ne le méritait pas, mais sans doute Pasolini voulait-il éclairer le communisme rustique et matérialiste qu’il admirait chez Penna, et par lequel l’écrivain prosateur d’Un peu de fièvre, le poète de Croix et délice, exposait sa véritable métaphysique de l’amour homosexuel. Cette exclusivité, que ses différents traducteurs (Fernandez, Schifano, Simeone, Ceccatty) reconnaissent unanimement comme la plasticité même de sa poétique, sa dynamis autant que sa force de résonnance inactuelle, Pierre Lepori l’affirme aussi par sa nouvelle traduction1 , rappelant à son propos que son « homo-érotisme assumé était bon à lire, pour l’adolescent qu’il était dans le Tessin conservateur des années 1980, guère ouvert à l’homosexualité ». Il y précise aussi que « les vers de Penna semblent limpides, mais qu’ils regorgent de références précieuses (Dante, Leopardi et Gozzano, notamment). Ils sont éminemment rythmés, avec des pieds réguliers, dans la grande tradition italienne, où l’endécasyllabe prend par ailleurs une allure presque narrative. Truffés de rimes, ces poèmes peuvent parfois s’apparenter à des comptines coquettes ou narquoises, traversées toutefois par des épiphanies ». Autant que les proses d’Un peu de fièvre, faut-il ajouter, parfois aussi narquoises et pareilles au regard qui, dans ses poèmes, évoque autant la beauté innocente d’un Tazio (Mort à Venise) que la saisie scopique du galbe d’un corps touché à distance, et aussi soudaines l’une et l’autre que le vif fouet du passant : « J’ai trouvé mon angelot / au milieu des tapettes. / Il fumait une cigarette, / les yeux rouges et mi-clos » (P. Lepori). Au nombre de 40 les proses de Penna, passeggiatta générale du désir demeuré désir, n’en dérogent pas, y compris lorsqu’elles sont parfois élégiaques (les ruptures, l’éloignement, la fin de l’intense innocence), et allusivement prosaïque comme dans « Giulietto » qu’il « avait embrassé comme autrefois. Mais il sentit un corps moins doux, désormais les poils avaient poussé partout. Quand il alluma la lumière il trouva qu’il était très poilu, même derrière, presque bestial. Et pourtant ses yeux avaient toujours la même lumière scintillante et enfantine ». La traduction que fit René de Ceccatty en 1988 d’Un peu de fièvre, qui garde, il faut le dire, l’élégance du style tout à la fois précieux et incisif de Penna, Jean-Paul Maganaro la maintient aussi mais il assèche par souci de littéralité son phrasé en lui faisant gagner en netteté visuelle, en éclat, comme par exemple dans « Deux temps » où est évoqué, avec cette fugitivité solaire qui est propre à Penna, ces fanciulli (garçons), dont ici ce jeune bucheron : « Sur l’un des côtés de l’allée un jeune homme donnait de grands coups de hache à de tendres troncs de bois odorants. Cette odeur parvint jusqu’à moi mêlée à celle du jeune homme, en sueur dans la clarté de sa fatigue. Alors je le regardai. Il ne semblait pas beau mais peut-être à cause d’une barbe clairsemée et inculte qui l’animalisait. Quand il leva les yeux pourtant, alors qu’il se reposait, je les découvris clairs et ingénus, nullement alourdis par le travail, mais peut-être plus frais dans la chaleur de ses joues ». La répétition de ce « mais peut-être », la suspension qu’il suppose et sur laquelle insiste Penna avec son traducteur, tout le livre la suppose, peut-être est-il même contaminé par le nœud charnel et cruel de la recherche vraie de la jouissance qui, à chaque fois, est donnée, à chaque fois perdue.

  1. Sandro Penna, Poésie-Poèmes (1973), préface de Roberto Deidier, Éditions d’en bas, 2021.

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