15/05/2025
« La poésie de Pasolini »
En ce début d’année 2025, les excellentes éditions Ypsilon, accompagnées de Jean-Paul Manganaro traduisent — enfin ! — intégralement Les cendres de Gramsci, le recueil de poèmes mythique de Pier Paolo Pasolini. L’éditrice Isabella Checcaglini a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions, grand merci à elle de nous faire vivre et lire l’une des aventures poétiques les plus exceptionnelles de l’année !
Après C. (2008), Fables de la dictature (2017), Manifeste pour un nouveau théâtre (2019) et Feuilles de langues romanes (2023), Les cendres de Gramsci est le cinquième livre de Pier Paolo Pasolini traduit par les éditions Ypsilon — un auteur cher à la maison d’édition donc !
Oui, Pier Paolo Pasolini est un auteur très cher à la maison d’édition ! Le Pasolini poète en particulier… et d’ailleurs il est si présent dans notre catalogue qu’on le retrouve auteur là où il ne l’est pas… comme pour Les Fables de dictature de Leonardo Sciascia, accompagnées d’un texte de Pasolini qui les avait remarquées au moment de leur sortie en 1950 et publié une recension que nous avons repris en guise de postface1 … ce qui dénote une démarche — montrer les liens entre les auteurs et autrices de notre catalogue et au-delà — et notre attachement pour cet auteur excessif. En effet, Pasolini a beaucoup écrit sur les livres des autres et en particulier de ses contemporains, et nous aimons reprendre ces textes chaque fois qu’on en a l’occasion : comme lors de l’édition des œuvres d’Amelia Rosselli et de Sandro Penna, deux autres poètes de la maison d’édition que Pasolini a bien connus, défendus, admirés et sur lesquels il a écrit des textes uniques. Pasolini a été une figure publique très importante en Italie qui a marqué son époque par ses prises de position aussi bien que par ses œuvres ; il nous sert de prisme pour explorer un moment crucial de notre histoire — de l’après-guerre jusqu’aux années soixante-dix (il meurt assassiné en 1975, il y a 50 ans) — et les liens forts qui lient littérature et politique.
D’après Italo Calvino, « Les cendres de Gramsci ouvre une nouvelle ère de la poésie italienne ». Vous ajoutez également sur la quatrième de couverture de votre édition que « c’est un livre de rupture ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
C’est un chant populaire, le poème pour le peuple, c’est-à-dire tous les citoyens, exigeant du point de vue moral, politique, linguistique et formel. Pasolini réussit à être un grand poète : à inventer une poétique et à parler à tout le monde, à ceux et celles qui connaissent la métrique dantesque et à celles et ceux qui ne connaissent que les images de l’enfer… une poésie qu’on dirait engagée de ce côté des Alpes mais qu’on appelle civile en Italie — « qui concerne les individus en tant que membres de la société organisée en État, et leurs rapports mutuels ; qui concerne les citoyens » — « Soudain mille neuf cent/cinquante-deux passe sur l’Italie : /seul le peuple en a un sentiment/vrai » : ce sont les premiers vers du deuxième poème du recueil intitulé « Le chant populaire ».
Une poésie sociale politique humaniste éducatrice et avant tout sensible car Pasolini croit dans l’appréhension — action de saisir par l’intelligence et les sens — comme la faculté de comprendre et connaître le monde par le langage, son pouvoir et sa force, que le poète et le lecteur partagent, étant maximaux dans le poème — « Le monde est plus sacré là où il est/le plus animal : mais sans trahir/la poéticité, l’originaire/ force, c’est à nous que revient d’épuiser/ son mystère en bien et en mal/humain. » (« L’humble Italie »)
Et pourtant, il s’agit de la toute première édition intégrale de ce recueil mythique. Comment se fait-il qu’il n’ait jamais été traduit en entier par le passé ?
Pasolini a écrit environ 2 000 pages de poésie… méconnue en France où on connaît davantage le cinéaste. Méconnue et maltraitée par des publications partielles, l’œuvre poétique de Pasolini a été présentée au public français surtout sous forme d’anthologies parfois trompeuses comme celle chez Gallimard qui portait le titre Les cendres de Gramsci mais recueillait un mince choix de poèmes de trois de ses principaux livres de poèmes : Les cendres de Gramsci, La religion de mon temps, Poésie en forme de rose. Je me demande souvent pourquoi les livres de poésie ne sont pas considérés, par certains, comme les autres livres c’est-à-dire avec un début et une fin, une unité, une forme et un contenu décidé conçu par l’auteur ou l’autrice comme pour un roman et donc à respecter pour comprendre l’œuvre elle-même.
Pour finir, nous aimerions beaucoup savoir quels sont vos poèmes préférés du recueil…
J’aime la force du désespoir créateur de Pasolini : « Me demanderas-tu, toi, mort dépouillé, / d’abandonner cette passion/désespérée d’être au monde ? » J’aime sa nostalgie « c’est la force originaire/de l’homme, perdue dans l’acte, /qui lui donne l’ivresse de la nostalgie, / une lumière poétique ». Sa lucidité et ses contradictions, ses rouges différents.
Les deux seuls poèmes qui avaient été traduits en français avant notre traduction intégrale du recueil ont les titres les plus beaux : « Les cendres de Gramsci » et « Les pleurs de l’excavatrice ». Les derniers vers des Cendres sont lancinants : « Mais moi, avec le cœur conscient/ de qui n’a de vie que dans l’histoire, /pourrais-je encore/oeuvrer avec une passion pure, /si je sais que notre histoire est finie ? »
Les premiers vers des Pleurs extatiques : « Seul aimer, seul connaître/compte, non avoir aimé/ni avoir connu. »
- Mea Culpa et toutes nos excuses ! La personne de l’équipe de la librairie ayant réalisé l’entretien est condamnée à apprendre par cœur l’intégralité des Fables de la dictature de Sciascia… ↩