27/05/2025
« Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta, Maria Velho da Costa : Qu'être te soit léger » (Nouvelles Lettres portugaises), par Juliette Riedler
À l’heure où les catégories littéraires semblent de plus en plus figées, les livres calibrés, formatés, où les réseaux se resserrent, où, dans le même mouvement, on écrit à tout va, les écoles et ateliers d’écriture se multiplient, pourvoyant recettes, tips, canevas, arrive enfin dans l’espace éditorial un livre monstre, un livre sans queue et avec beaucoup de tête, un livre qui déborde et qui use, qui nous embarque et nous essouffle pour, juste la ligne ensuite, nous époustoufler de beauté.
Elles sont trois. Elles s’appellent Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta, Maria Velho da Costa. Le livre est vert, leurs noms inscrits en lettres dorées comme le titre aux caractères déliés. Il faut trouver la bonne orientation du livre dans la lumière pour les voir apparaître. Que vous placiez le livre à trente centimètres de vous dans un coin du bureau un peu moins éclairé, les inscriptions disparaissent. Elles sont trois Maria et elles décident de correspondre et de se fondre à trois dans un livre aux textes jamais signés. Nous sommes au printemps, à l’été puis à l’automne 1971 au Portugal, qui a déjà quarante ans de dictature dans les pattes. Les autrices n’ont pas connu d’autre régime politique que celui-là, où les droits des femmes sont nuls : pas d’avortement possible, pas de contraception possible, leurs vies et trajectoires invisibilisées car elles passent de l’enclave du père à celle du mari. Le régime portugais est national-catholique, le père règne et les fils sont bien mieux désirés que les filles.
L’échange court du premier mars au 25 novembre 1971. Il prend appui sur un classique de la littérature lusophone paru en 1669, les Lettres portugaises, d’abord publié et traduit de manière anonyme puis attribué définitivement à Gabriel-Joseph Lavergne-Guilleragues. Ce livre est constitué de cinq lettres d’une religieuse portugaise à un amant infidèle. Il connait un succès retentissant et est presque immédiatement traduit en français. Il fait polémique à l’époque : s’agit-il de « vraies » lettres d’une « vraie » religieuse, ou une pure œuvre de fiction ? Les Lettres portugaises s’imposent d’emblée comme un modèle de lamento amoureux qui marque les poètes de Rousseau à Stendhal et Rilke. Ce monument du désespoir et de la passion amoureuse féminine est repris, décousu, retissé, entrelacé par les trois Maria à leurs propres vues sur l’amour, à leur critique de la place des femmes dans la société, aux pouvoirs qu’elles prêtent à la littérature. « De nostalgies seules nous ferons une sororité et un couvent. Soror Mariana aux cinq lettres. De vengeances seules, nous ferons un Octobre, un Mai, et un mois nouveau pour couvrir le calendrier. Et de nous, que ferons-nous ? »
Le livre se présente comme une réflexion à trois voix sur la passion amoureuse, la dévotion des femmes à l’amour et l’abdication de soi, mais aussi sur la volupté, le plaisir, la possibilité de vivre libre pour une femme. L’échange simili épistolaire (car il y a bien autre chose que des lettres) met en évidence de la jouissance de cette société à réduire au silence et à enfermer, et présente la relation mère-fille comme minée. Les mères haïssent les filles et les enferment, participant ainsi à la prorogation du régime national-catholique, tandis que l’espace du texte s’ouvre à la sororité. Les méandres formels et réflexifs des trois Maria laissent affleurer des motifs récurrents qui s’impriment et que l’on retrouve au fil de la lecture. À elles trois, elles pénètrent différents milieux, donnent voix aux femmes, aux hommes, aux jeunes, aux vieux et vieilles, aux filles et aux mères. L’adresse modèle l’écriture et le « personnage » qui s’énonce, tandis que les poème, formes libres, extraits de journal intime, petit papier retrouvé sur une table… traversent le livre comme des stases, des surprises, et spatialisent l’expérience de lecture.
Le style d’énonciation est tantôt lyrique tantôt analytique et la plupart du temps adressé. Inscrit dans la mélopée amoureuse du texte matrice, il le critique et le démonte sans renoncer au feu, mais de la liberté et de la chair amoureuse. Les autrices interrogent leur démarche et leur geste au fil du texte et des échanges. Défendent-elles Mariana la religieuse, se réapproprient-elles sa voix, font-elles converger sa passion vers davantage d’intelligibilité de sa situation en l’inscrivant dans l’éminemment cryptée et close relation femme-homme ? Les questions sont reprises, prolongées, reformulées, souvent par la création de personnages autour de Mariana, qu’il s’agisse d’une sœur, cousine, mère, l’une enfermée dans le couvent, l’autre dans le mariage, l’autre encore dans sa jalousie ; au masculin ce sont le petit cousin, le mari parti gagner de l’argent au Québec, l’amoureux timide et tyrannique, le chevalier conquérant de terres et de corps féminins, l’un meurtri par une sensibilité hamletienne, percevant les injonctions faites aux hommes et désirant, sans le pouvoir, y échapper, l’autre enfui et refaisant sa vie ailleurs, envoyant de l’argent à l’épouse demeurée pour se dédouaner et se payer une bonne conscience, l’autre encore envoyant des missives éperdues à l’une pour se marier avec l’autre.
Les personnages sont façonnés comme des embranchements pour faire fructifier les questions et explorer les régions de la soumission féminine comme de la bassesse masculine. Le plus souvent la mort par suicide est la réponse à la mort imposée aux femmes et aux Hamlet (cet individu de genre masculin à la sensibilité disons féminine) par la société, par la réclusion au couvent ou au mariage forcé. Parfois, c’est l’assassinat – et j’en suis venue à imaginer un dialogue souterrain avec Chantal Akerman lors de cette scène où, après le coït de l’homme, « lentement, en faisant attention à chacun de ses gestes, elle prit un oreiller, le posa sur le visage de l’homme et appuya avec la force du désespoir en se défendant de ses bras qui se convulsaient ». Mais par-delà de cette réversibilité des formes de la mort comme réplique aux formes de vie proposées aux femmes dans la société, il y a le souffle de l’écriture, la puissance de la littérature, qui bien qu’infiniment interrogée – « Mes sœurs : / Mais que peut la littérature ? Ou plutôt : que peuvent les mots ? » en date du premier juin 1971 – est bel et bien ce qui s’impose pour vivre, se créer à part soi des espaces de liberté dans l’échange et, au moment de l’écriture de ces textes, dans la clandestinité.
Les voix s’entrelacent et proposent des contrastes les unes aux autres, les espaces et les temps se feuillettent et parfois ce sont des extraits de journal intime dans lesquels est interrogée l’ouverture révolutionnaire : « Maria Ana, mon aïeule philosophe, où en sommes-nous : si la femme n’a rien, si elle n’existe qu’à travers l’homme, si même son plaisir est ténu et faussé, que risque-t-elle ? Qu’a-t-elle à perdre si elle se révolte ? […] Et le problème de la femme, au milieu de tout cela, ce n’est pas de perdre ou de gagner, c’est celui de son identité. […] La répression parfaite est celle qui n’est pas ressentie par celui qui la subit. » Autrement dit : les poètes sont là pour pointer, relever, analyser le caractère largement enfoui et inconscient de l’aliénation en tant qu’adhésion au désir d’un autre qui veut les maintenir sous sa coupe. Elles montrent que la non-subjectivation est largement ignorée dès lors que l’on consent à sa soumission par confort, couardise, complaisance, toujours par peur.
Car derrière la libération ou la révolution il y a la nécessité de réinventer chacun de ses gestes pour se découvrir sujet. Or « où réinventer le geste et la parole ? Tout est saturé de signifiés anciens, nous le sommes nous-mêmes, nous les femmes qui prétendons mener une révolution jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle. » Sans doute que brasser ces questions et les offrir à la société par la publication d’un livre, susciter aussitôt un gigantesque ramdam et se retrouver sur le banc des accusés, solliciter les grandes voix féministes qu’étaient Monique Wittig (à retrouver en postface) et Simone de Beauvoir pour les aider à plaider leur cause, tout cela ne fut pas pour rien dans le renversement de la dictature que connait le Portugal moins d’un an après la publication du livre, le 25 mai 1974 – et la Révolution des Œillets fut une des seules révolutions pacifiques de l’histoire. Que la littérature ne peut rien ? Cela reste à voir.
Mariana offre aux Maria de se démultiplier, s’inventer par la création et l’échange à trois. L’espace du texte est une expérience de la collectivité, une mini-démocratie où les problèmes ne sont pas éludés, où les voix se déploient et les divergences exsudent pour être tantôt résolues tantôt laissées en suspens. Car cet espace du texte n’est pas un lieu de consolation mais d’élaboration formelle, intellectuelle, politique et poétique, une façon de répondre au manque – de liberté comme du corps de l’autre – par le remue-ménage et l’abattage des frontières sociales et littéraires.
Leur colère, leur verve, leur lucidité, leur puissance imaginaire sont communicatives. Refus de la maternité comme point d’orgue de l’épanouissement des femmes, refus de leur divinisation comme de toutes les séquestrations qui leurs sont prescrites dans une société conservatrice telle qu’elle trame encore aujourd’hui nos sociétés, refus de « toute loi, même naturelle », et bonds vers la joie telle qu’elle se déploie dans l’enfance – « Comment vous expliquer la façon qu’avaient les choses de l’enfance de somnoler dans leur verre ? » – et la sensation du vertige quant à cette certitude : tout est toujours à recommencer.