8/06/2009

« Yannis Ritsos, Pierres Répétitions Grilles », par Julien Barret

Actualité Livres du CNL

Pierres répétitions grilles : le titre de ce recueil est à lui seul un poème. Mais cette élégante trilogie lexicale recouvre une réalité d’isolement, de claustration, de camps. Le 21 mars 1967, le coup d’état des Colonels plonge la Grèce dans une période de dictature. Yannis Ritsos fait partie des 10 000 otages conduits à l’hippodrome de Phaliro avant d’être déportés dans un camp de l’île de Yaros, « un grand rocher sans arbre et sans eau, infesté de rats », selon les mots du poète Bernard Noël qui signe la préface. Les trois vocables de Pierres répétitions grilles marquent les trois étapes de cet emprisonnement : Pierres fut rédigé sur l’île de Yaros, Répétitions sur celle de Léros. Enfin, c’est en résidence surveillée sur l’île de Samos, en 1968, que Ritsos composa Grilles, après avoir été emmené sous escorte au centre anticancéreux d’Athènes, cachant dans le double-fond de sa valise ses poèmes écrits sur de minuscules papiers.

De ces trois mouvements, Répétitions est sans doute le plus solennel, pour ainsi dire le plus olympien, et peut-être le moins naturel. Reprenant les mythes de l’Antiquité, le poète cherche à fuir son incarcération en se réfugiant dans l’empyrée hellénistique. Il évoque dieux et héros mythologiques et, parfois, une figure gracile, tout droit sortie des Métamorphoses d’Ovide, partage son destin de poète opprimé. Telle Philomèle qui, privée de parole par un beau-frère qui lui a tranché la langue après l’avoir violée, conjure ce silence en dessinant ses peines pour sa soeur Procné :

les tissant une à une sur sa tunique avec foi et patience,
en de décentes couleurs – mauve, cendré, noir et blanc, comme toujours

La pureté du verbe descriptif de Yannis Ritsos se fait jour avec une ferveur plus directe encore dans Pierres ou Grilles qui disent la situation de l’homme emprisonné d’une façon détournée ou directe, comme dans « Sans réponse » :

Où m’emmènes-tu ? Où mène ce chemin ? Dis-moi.
Je ne vois rien. Ce n’est pas un chemin. Des pierres uniquement.
Des poutres noires. Une lanterne.

Parfois, c’est comme si le regard du prisonnier, par pudeur, se détournait de son lieu d’incarcération, vers un ailleurs lui aussi cadenacé, parabole de l’enfermement. Ainsi le poème « Irréalisable », après avoir commencé, l’horizon à la fois ouvert et couvert, par « Nuages sur la montagne » se clôt sur cette phrase qui résume toute la démarche poétique de Ritsos : « La parole prend son sens de ce qu’elle avait à passer sous silence »

La belle édition des éditions Ypsilon offre, pour la première fois, la traduction française de l’ensemble de ces poèmes. En 1971, Gallimard en avait publié quelques uns encore « inédits dans leur propre langue », dans une édition préfacée par Aragon qui s’émouvait d’avoir découvert « le plus grand poète de ce temps qui est le nôtre ».

Yaros, Léros, Samos. A chaque jour ou presque correspond un poème marqué de la date et du lieu de sa composition. Comme une mécanique poétique pour rester en vie, le poète, chaque jour, écrit, et pour échapper à l’isolement, à la mort, il voit sur les sentiers des apparitions, silhouettes d’arbres, de statues ou de déesses, qui peuplent les environs du camp.

Pour rester en vie au milieu des pierres, rester en vie derrière les grilles, toujours, dans la répétition de l’histoire.