1/06/2019

« Yannis Ritsos, Pierres Répétitions Grilles », par Michel Ménaché

Europe

Après Journal de déportation (1948-1950), nouvelle édition revue par Pascal Neveu, parue en 2016, les éditions Ypsilon nous proposent une version également revue et complétée de Pierres Répétitions Grilles (1968-1069), avec une préface aussi émouvante qu’éclairante de Bernard Noël sur la grande voix plusieurs fois bâillonnée du chantre de la grécité. De la SecondeGuerre mondiale — à laquelle succède la guerre civile —, au coup d’Etat du 21 avril 1967, les crimes politiques se multiplieront tragiquement en Grèce jusqu’au 24 juillet 1974, date de la chute du régime des colonels. Dès avril 1967, plus de dix mille opposants sont arrêtés, persécutés, voire assassinés. D’abord emprisonné au camp de déportation de Yaros, Yannis Ritsos compose Pierres, premier volet du recueil en triptyque. Incarcéré ensuite au camp de Léros, il écrit le second volet, Répétitions. Suite à une récidive de sa tuberculose, il est soigné à Athènes puis astreint à résidence à Samos où il rédige la troisième partie, Grilles. Paradoxalement, ce ne sont pas par des cris de révolte que s’exprime le poète, face à l’oppression, il s’en libère moralement et se ressource dans la culture profonde de la Grèce antique. C’est en prenant de la distance par rapport à la situation qu’il contient la violence de la répression. Il la fait ressentir plutôt qu’il ne la dénonce. Bernard Noël analyse cette démarche intime de Ritsos avec justesse : « Ici, l’énigme est dans le poème, dans la manière dont il crée si simplement une doublure de la réalité qui en change le sens et l’écarte du présent concentrationnaire. Le poète trie ce qui visite son regard et ce qui visite sa mémoire pour tresser l’un à l’autre ceux de leurs éléments susceptibles — dans l’instant de l’écriture — de changer la vie trop petite en cette construction verticale et fragile qui déborde la circonstance. L’opération garde son mystère […] dans le pouvoir qu’elle a de changer le présent misérable en cet hermès de mots capables d’orienter chaque lecteur, chaque auditeur, […] vers le meilleur de l’humain. »

Dès le second poème de Pierres, Ritsos livre une première clé de son inspiration contemplative dans le camp de Yaros. Regarder le monde et attendre : « Les mains dans les poches. / Prétextes, prétextes. Le poème tarde. Vacuité. / La parole prend son sens de ce qu’elle avait à passer sous silence. » La parole libérée n’exclut pas le choc du présent ! Quelques poèmes sont directement liés à la situation des opposants face aux juges iniques, soumis à des caricatures de procès. La seule réponse d’un accusé pendant l’interrogatoire est de garder le silence, et à l’annonce du verdict, le mépris collectif de la mascarade : « À l’unanimité condamné. / Nous nous sommes tournés un à un et avons posé le front au mur. » Certaines scènes observées ou détournées renvoient à des souvenirs du théâtre de l’absurde, connotent la déshumanisation à l’intérieur du camp : « Les hommes dans leur jarre - chacun dans la sienne. / Ils mangent, dorment, défèquent, enfantent, meurent dans leur jarre. / Parfois ils lisent un vieux journal – pas de nouvelles. / […] De grosses mouches flânent autour des jarres de Beckett. » La détention dans des conditions immondes entraînent le relâchement, l’abandon de son corps à toutes les souillures. Le poète en a conscience et s’applique même sans moyens à rester propre, « à se laver régulièrement les dents avec sa vieille brosse déplumée, / découvrant ainsi propre, blanc, certain, son dernier sourire. » Mais sachant que son corps est attaqué par la maladie, le poète joue sur la symbolique du dédoublement : « quand il porte à sa bouche, il le sait / qu’il nourrit cette autre bouche, inconnue, insatiable. » Si le dernier poème de l’ensemble s’achève sur le mot « liberté », l’épilogue, placé juste avant, sous forme d’aphorisme paradoxal, traduit la profonde détresse causée par l’exclusion du monde des vivants : « La vie, — une plaie à l’inexistence. »

Pour le deuxième ensemble, Répétitions, composé à Léros, — hormis les derniers textes, écrits en résidence surveillée à Samos —, Pascal Neveu a jugé nécessaire d’apporter de nombreuses informations et d’expliciter en fin d’ouvrage la multitude de références du poète à des épisodes de la Mythologie et de l’Histoire de la Grèce antique. Si le passé a tant d’importance pour Ritsos, c’est qu’il renvoie à la naissance de la démocratie, à toutes les richesses patrimoniales, au génie de la civilisation et de la langue grecques : « Il nous fallait veiller sur nos morts, sur leur force, au cas où un jour, nos adversaires les déterrent et les emportent. Et alors, / sans leur protection, nous serions doublement en danger. / Comment vivrons-nous / sans les maisons, nos meubles nos champs, et surtout sans les tombes de nos ancêtres, guerriers ou savants ? Souvenons-nous comment les Spartiates avaient déterré les ossements d’Oreste à Tégée. » La fin de la liberté d’expression depuis le coup d’Etat est assimilée à la fin de la splendeur de Périclès : « Au feu, nos papiers et nos livres ; et l’honneur de la patrie aux ordures… » Mais l’esprit de résistance, enraciné dans le passé, et surtout la beauté de la nature redonnent de l’espoir aux captifs : « possible même que nous établissions un nouveau rapport avec la nature / en regardant derrière les barbelés, un morceau de mer, les pierres, les herbes, / ou un nuage au soleil couchant, profond, mauve, ému. Et peut-être un jour, viendra un nouveau Cimon, secrètement guidé / par le même aigle, qui creusera et trouvera le fer de notre lance, / rouillé, dissous lui aussi, et qu’il le portera solennellement en cortège funèbre ou triomphal, avec couronnes et musique, à Athènes. » Parmi les grandes figures de la résistance aux usurpateurs, Electre et Oreste son invoqués. Héraclès aussi, bien sûr, pour son obstination à surmonter tous les obstacles. A chacun selon ses blessures : « Nos seuls diplômes : trois mots : Makronissos, Yaros et Léros. Et si maladroits vous paraissent nos vers, un jour, souvenez-vous comment ils furent écrits, / sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur nos flancs. » Ritsos retrouve dans la situation présente, les vieilles haines absurdes entre Lacédémoniens et Athéniens : « Les Grecs en mille morceaux ; le grand traité, rompu ; / tous fâchés contre tous […] de vieilles rancunes sont apparues ; de nouvelles alliances, tout à fait contraire aux premières, sont évaluées, préparées. » La tunique de Philomèle à la langue coupée, puis sa métamorphose en rossignol, deviennent deux symboles réactualisés de l’art et du chant, de la beauté à hauteur d’homme. Forces et dons de l’esprit pour tenir debout ! Le poète se compare à Héphaïstos illustrant dans le bronze l’ekphrasis du bouclier d’Achille, s’exhortant à graver dans les matériaux bruts : « cisèle dans la pierre de belles scènes, une ultime fois, comme celle du bouclier d’Achille. » Non la célébration d’un héros glorieux au combat, mais la joie de jolies filles et de jeunes garçons qui dansent ! En achevant Répétitions, à Samos, Ritsos contemple le ciel, rêve à la lyre d’Orphée devenue une constellation au milieu des étoiles : « Quelle justification donc, de ton chant ? / Serait-ce la cohésion momentanée (fictive elle aussi) de la lumière et de l’obscurité ? / Ou que les Muses aient pendu ta Lyre au beau milieu des étoiles ? // Sous cette constellation, en été cette année, nous restons pensifs. »

Dans le troisième ensemble, Grilles, Ritsos évoque certaines dérives de la sujétion : le jeu pervers des gardiens qui font sauter les captifs du haut d’un balcon vers un autre balcon inatteignable… Comble de la bêtise, les spectacles et les cirques sont interdits. Les forains sont arrêtés tels des criminels ! Le pessimisme envahit l’esprit du poète tandis que meurent les hommes enchaînés et les sites à l’abandon : « La poésie fermée de haut en bas. L’air ne se renouvelle pas. » L’achèvement de l’œuvre est ressentie comme un pas de plus vers la mort, comme si s’en dégageait « une odeur de chaux et de peinture et de bois frais. » De même que le sculpteur modelant son personnage lui insuffle la vie par sa bouche d’argile, l’artiste engloutit sa vie dans l’œuvre qu’il fait naître… À l’inverse, Ritsos célèbre aussi la renaissance symbolique en évoquant une femme arrosant son jardin. Ici, le réalisme merveilleux transfigure la scène : « Et nous vîmes alors, en plein midi, / le jardin et la femme à l’arrosoir monter dans les cieux — / et comme nous regardions en l’air, quelques gouttes de cet arrosoir / tombèrent doucement sur nos joues, sur notre menton, sur nos lèvres. » Magie du poème !

L’exil intérieur du poète captif, soumis à la violence et aux humiliations, d’un enfer insulaire à l’autre, n’a pas entamé son attachement profond à la grécité. C’est par la mémoire globale de l’Histoire de son pays et de ses héros que le poète a pu résister à la tyrannie et aux privations multiples. Pour Ritsos, Le fil rouge — celui d’Ariane ou celui des Parques — ne peut être coupé : « Et toujours un seul fil nous sépare de notre dieu, / et le couper signifierait mort et cécité. »