10/06/2009

« Une île pour Ritsos », par Patrice Beray

Le Club de Mediapart

Est-ce que marquer symboliquement le centenaire d’une naissance, celle de Yannis Ritsos, peut rapprocher de quelque manière du désespoir, de la révolte d’une jeunesse actuelle ? Oui, sans doute, si on a la Grèce à l’esprit.

Et oui, assurément, par effet de vases communicants, si l’on en juge au travers des grands idéaux, et des combats personnels, qui ont animé le siècle du disparu, même si lui-même ne tisonnait plus que cendres de ce volcan révolutionnaire, bien éteint, à la fin de sa vie. Tristement éteinte, à l’en croire, avec ce siècle, qui fut le nôtre pour partie.

Tant ce disparu, ce poète glorieux, lui aussi, Yannis Ritsos, ce fut un homme. Né en 1909 sur l’îlot rocheux de Monemvassia dans le sud de la Laconie, il s’éteignit en 1990. Dans son existence, il y eut deux failles incommensurables. Tout d’abord, la guerre civile féroce, trop méconnue, qui suivit la Seconde Guerre mondiale en Grèce. Dans cette période, le communiste d’alors Ritsos fut détenu en camp d’internement, notamment dans l’île grecque de Makronissos. Puis deux décennies plus tard, ce fut le fameux coup d’État des Colonels. Et à nouveau la détention dans les îles (Yaros, Léros, Samos).

Grâce au travail de traduction de Pascal Neveu, les éditions Ypsilon viennent d’ajouter à Temps pierreux – Makronissiotiques, poèmes de la première déportation de Ritsos, une édition intégrale de Pierres, Répétitions, Grilles, recueil qui avait fait l’objet d’une parution partielle en 1971 par Gallimard sous le titre Pierres, Répétitions, Barreaux.

Ces poèmes ont été écrits au jour le jour, comme des pages de journal qui seraient dédiées à l’ombre de soi-même quand soi-même on serait la proie. La proie de ses idées, parce que livrées à d’autres comme en un cauchemar vivant. Que l’on paierait de tout son corps.


Dans son corps, un autre corps, grand impénétrable,
muet, – un mutisme tout-puissant. À midi
ou le soir, au souper, sous une lampe calme, quand il porte
lentement, avec soin, la fourchette à sa bouche, il le sait
qu’il nourrit cette autre bouche, inconnue, insatiable.


(Silence, Yaros, 27.07.68)


Plus tard, les statues furent entièrement cachées dans les mauvaises herbes.]
Nous ne savions pas
si les statues rapetissaient ou si les herbes montaient. Seule
une grande main de bronze émergeait au-dessus des joncs,
sous la forme d’une inconvenante et terrible bénédiction. Les bûcherons]
passaient par le chemin du bas – ils ne levaient jamais la tête.
Les femmes se couchaient sans leur mari. La nuit,
nous entendions les pommes qui tombaient une à une dans la rivière ; puis, ]
les étoiles qui sciaient calmement cette haute main de bronze.


(Signes, Yaros, 16.05.68)


Ô Ritsos, sois-en certain, les îles sont des volcans, et il arrive qu’ils se réveillent…


Il a dit : je crois en la poésie, en l’amour, en la mort,
C’est justement pourquoi je crois en l’immortalité. J’écris un vers,
j’écris le monde ; j’existe ; le monde existe.
Du bout de mon petit doigt coule une rivière.
Le ciel est sept fois bleu. Cette pureté
est encore la première vérité, ma dernière volonté.


(Hypothèque, Samos, 31.03.69)

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