1/10/2012

« Amelia Rosselli : Variations de guerre », par Claude Adelen

Europe

Une heureuse coïncidence m’a fait rencontrer sur le stand de la revue Europe au dernier Marché de la poésie, la jeune femme qui dirige les éditions Ypsilon. Nous avions parlé d’Amelia Rosselli avec Jean-Baptiste Para. Il se trouve que je l’avais lue dans l’édition italienne parue chez Garzanti avec une préface de Giovanni Guidici. Je pensais à un poème de Vivian Lamarque :

                           Pourquoi transformer ce 11
en jour de marbre, le jour de la mort
d’Amelia ?

et dis-le moi, tu le savais la veuille que le 11
février était aussi le jour de marbre de Sylvia1 .

Les lecteurs de la revue Europe connaissent déjà, par le cahier qui lui a été consacré dans le numéro d’avril 2012, la tragédie familiale qui a frappé Amelia Rosselli dans son enfance (son père et son oncle sauvagement assassinés par la Cagoule en 1937) et marqué au fer rouge toute son existence, jusqu’au suicide du 11 février 1996 (« hors du recoin de la mort un homme de fer sortant / son poignard — mais le vent emportait avec lui dans l’au-delà »). Jean-Baptiste Para l’évoque au seuil du présent livre. Marie Fabre, la traductrice des Variazioni belliche a bien analysé dans Europe la question de ce traumatisme (et celle du trilinguisme des origines) si important dans la genèse de cette langue poétique, son dynamisme, ses perturbations, tout ce qui la rend étrangère à elle-même.

Née à Paris travaillée dans l’épopée de notre génération
fallacieuse. Échouée en Amérique parmi les riches champs des possédants
et de l’Étant étatique. Vécu en Italie, pays barbare.
Fui l’Angleterre pays de sophistiqués. Pleine d’espoir
Dans l’Ouest où pour l’heure rien de croît

Les lecteurs de la revue auront donc déjà pris connaissances, par les articles de Marie Fabre, Antonella Anedda et Andrea Zanzotto de ce qui fait la spécificité de cette expérience poétique à peu près unique dans la poésie européenne du deuxième XXe siècle. Amelia Rosselli attendait son public français. Voici enfin ces Variations de guerre parues en Italie en 1963 dans la foulée de cet autre poème tout aussi stupéfiant qu’est La Libellule (1959). Des poètes aussi considérables que Pasolini ou Giudici en avaient immédiatement souligné l’importance.

Je rappellerai ici quelques formules. Zanzotto : « Aucune vérité d’expérimentation, parce que respirer-survivre est déjà pour la personne, pour le soma d’où provient ce dire une âpre et incessante tentative, une expérimentation ». Antonella Anedda : « Écriture en péril, en révolte, épouvantée et pour cela héroïque. (…) La dispersion tient serrée en son sein la nécessité de la variation. » Marie Fabre : « Une expérience de recherche unique », une langue soumise « à la liberté jubilatoire de la faute et des néologismes, aux mécanismes des associations (phoniques et analogiques) ».

Le lecteur français approchera tant bien que mal, grâce aux prouesses de la traductrice des Variazioni belliche, l’incandescence de cette révolte, de ce lyrisme extrême imposé par le désordre mental, la névrose, la crise, la souffrance intolérable, qui conduiront Amelia Rosselli à ce « jour de marbre » de février 1996.

Mais on ne peut rabattre l’écriture d’Amelia Rosselli ni sur les expériences d’écriture automatique des surréalistes français, ni sur les positions néo-avant-gardistes du « Groupe 63 » (Sanguinetti, Balestrini) qui lui semblèrent très vite trop théoriques, trop volontaristes.

Amelia Rosselli se bat avec le désordre, l’informe. Il revient à la poésie de leur donner rythme et mesure, de mesurer le désordre comme dans la musique contemporaine (rappelons encore l’importance de sa formation musicologique), à travers une structure mathématique (géométrique) et musicale qui vise à reproduire, à mimer le chaos du montre et de l’être. Je pensais aussi à une autre poète italienne de ce siècle, Maria Luisa Spaziani dont un recueil s’intitule précisément Géométrique du désordre et qui définit en des termes semblables ce « rôle » de la poésie : « C’est toute l’essence, la fonction de la poésie que de donner une forme (rythmique, métrique, numérique), au désordre des perceptions et des sentiments ».

Dedans la grâce s’échappaient des chevaux apeurés. À l’intérieur de
mes forces apeurée régnait le désordre : l’ordre de
mon esprit

C’est dont à juste titre que Marie Fabre a adjoint aux Variations de guerre, l’essai d’Amelia Rosselli intitulé Espaces métriques (1962).

Giovanni Giudici, dans sa préface au colume italien des Poesie (Garzanti, 1997), distingue quatre composantes essentielles dans cette écriture, qu’on reconnaîtra aisément dans ces Variations de guerre : une composante linguistique « de nature sismique et magmatique » (secousses, renversement, mouvement ondulatoire). Une composante de vie vécue où « l’expérience privée, naturellement liée à l’expérience de la maladie nerveuse », est consignée en références anonymes, sans visages, avec des accents qui ne sont pas sans rappeler l’écriture des grands mystiques. Une composante visionnaire et littéraire : utilisation de la tradition poétique italienne et au-delà, jeu du trilinguisme, collages, convocation « sur la page des vers des poètes morts jusqu’à les rendre vivants » (A. Anedda). Enfin une composante musicale que je viens d’évoquer, peut-être la plus importante (Variations doit être pris ici dans son sens musical) qui a son origine dans une solide formation à la théorie de la composition, et qui élargit singulièrement le domaine d’attention à une prosodie qui, bien que toujours maîtrisée par le rythme, même quand le vers semble confiner à la prose, tend à se donner à lire comme une partition où la ligne du vers serait métaphore du pentagramme.

Les Variations de guerre se présentent donc comme variation sur le thème unique d’une torture, d’une guerre tout intérieure (« Conditionnée à la mort elle rimait des vocabulaire torturants ÷ avec une grande envie de pleurer »), motifs de récits semi-délirants où le Je dérape à tout instant vers le Tu et le Il, motifs de dérèglements imaginatifs, lexicaux, prosodiques se développant en une obstinée et obsessive séquence musicale, et tendant vers une composition inachevée.

Le lecteur français est donc invité à s’engouffrer dans ces quelque 200 variations, à livrer son oreille, sa sensibilité et son intelligence de la langue, à ce déferlement d’accords, de signaux, à ce morse de la souffrance qui clignote à travers la matière en fusion de ces textes. Car c’est de liberté, de révolte, qu’elle nous parle : « la fierté était mon / hôpital. C’était mon idéal ! idéal transcendental et transcendé / entre les essieux de la pauvreté. Furibonde, je rimais hors de la / liberté. » Ou encore « On naît et l’on / résiste, — au service de la liberté. On meur et l’on renaît, / peut-être au service de la liberté. On meurt et l’on renaît / à l’heure. »

Amelia Rosselli nous parle d’une guerre contre l’aliénation, le désespoir, l’ennui, la solitude et la mélancolie (« Embarque ta pitié vers d’autres rivages ») ; c’est d’une ouverture à la vie qu’il est question (« mais je trouvais la vie ! et la vie se révélait / avec ses fêlures internes : vrais miasmes de terreur »), d’une ouverture au sacré, mais à un sacré, à une mystique blasphématoire de l’amour qu’il faut à chaque texte réinventée (c’est dit explicitement p. 122), par la construction d’un « “système” qui met en cage la douleur et le cauchemar, comme dans une prison piraniésienne » (A. Anedda). Poèmes qui sont comme autant de labyrinthes sonores du sens, lequel émerge du vertige, des échos phoniques et sémantiques. Jamais il n’aura été aussi vrai de dire que la poésie est dans le langage et pas ailleurs. Non seulement la poésie mais le monde extérieur et intérieur. C’est que, comme l’écrit Jean-Baptiste Para dans sa préface : « La langue italienne fut moins pour elle une patrie qu’un ultime lieu d’asile… »

Il s’agissait de tenter l’impossible, de rendre perceptible à une oreille française la construction du poème faite presque exclusivement de glissements syllabiques, de vrais ou faux lapsus. Pasolini l’avait bien vu, et tout le monde à sa suite a collé cette étiquette de lapsus à la poésie d’Amelia Rosselli, bien qu’il dise à la fin de sa note÷ « Et j’ajoute que le thème des lapsus est un petit thème secondaire et dérisoire par rapport aux grands thèmes de la Névrose et du Mystère qui parcourent le corps de ces poèmes ».

Le texte final est une magnifique synthèse de tout ceci :

          Le monde entier est veuf s’il est vrai que tu marches encore
le monde entier est veuf s’il est vrai. Le monde entier
est vrai s’il est vrai que tu marches encore, le monde
entier est veuf si tu ne meurs pas ! Le monde entier
est mien s’il est vrai que tu n’est vivant que tu n’es
qu’un lanterne pour mes yeux obliques. Aveugle je restai
depuis ta naissance et l’importance du jour nouveau
ne m’est que nuit dans ta distance. Aveugle je suis
car tu marches encore ! Aveugle je suis que tu marches
et le monde est veuf et le monde est aveugle si tu marches
encore agrippé à mes yeux célestes.

Il faut saluer ici l’exploit de la trductrice, Marie Fabre, qui a fait « le choix de se tenir au plus près de cette langue italienne quitte à rendre un français déstabilisé par elle », afin de nous offrir cette traduction passionnée (et passionnante) du texte sauvage (aux accents si souvent rimbaldiens) des Variazioni belliche. Il faut saluer le courage de ces petits éditeurs qui, comme Ypsilon, n’hésitent pas à faire passer d’une langue à l’autre des textes difficiles et de surcroît poétiques, dans se monde où la vérité de parole est vendue à l’encan. Je n’ajouterai qu’une chose : j’espère égoïstement que ce livre trouvera son public (se vendra bienà car j’attends maintenant la traduction de cet autre poème stupéfiant, La Libellula dont le sous-titre est « Panégyrique de la liberté ».

  1. Sylvia Plath, qui s’était suicidée le 11 février 1963.

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