1/05/2015
« La prochaine fois, le feu ? », par Valérie Nigdélian‑Fabre
Deux recueils d’essais pour appréhender la figure complexe de James Baldwin, romancier, poète, dramaturge et militant de la cause noire américaine, d’une brûlante actualité.
Un Afro-Américain de 15 ans abattu par la police, de violentes émeutes qui transforment la ville en territoire occupé : Baltimore, avril 2015 ? Non, New York, été 1964, au moment où le Civil Rights Act met fin, du moins en théorie, à la ségrégation raciale instaurée aux États-Unis depuis 1896. Aux « questions troublantes », dixit Obama lui-même, que pose ce bégaiement cyclique et explosif de !’Histoire, la lecture de deux recueils d’essais de James Baldwin est pour le moins susceptible d’apporter des éléments de réponse. Retour donc au milieu du siècle passé, avec la désagréable sensation que le paysage n’a pas, ou peu, ou seulement en surface ? évolué, pour un portrait implacable de la réalité sociale, morale et politique de l’Amérique, pays des libertés — « ce pays-là les Noirs ne l’ont jamais vu ».
Saisissante photographie du « monde libre »… qui n’a cessé de menacer des millions d’hommes, niant leur intégrité, bafouant leur identité, instaurant une authentique « terreur civique » par une négation permanente du droit — multipliant les arrestations arbitraires, les passages à tabac, les humiliations quotidiennes. Et pire. Les récits de Baldwin, petit-fils d’ esclave, bâtard, né dans le ghetto de Harlem en 1924, donnent corps à cette chape de plomb, au moment où toute une génération se lève, emmenée par Martin Luther King et Malcolm X, bien déterminée à se débarrasser de ses chaînes — physiques et mentales. Car au-delà des faits, terribles, Baldwin analyse dans sa langue éloquente et tendue d’ancien prédicateur les stratégies du pouvoir blanc (et capitaliste) pour maintenir le système oppressif — et le Noir « à sa place » : asservir par l’éducation, jusqu’à ce que l’infériorité soit intégrée comme une donnée « naturelle » ; affirmer les grands principes chrétiens tout en matraquant, en lynchant, en exécutant ; soutenir quelques voix noires officielles afin de désarmer tout véritable leadership noir.
Longtemps partisan de la non-violence et apôtre progressiste de l’intégration, Baldwin se radicalisa après l’assassinat de King en 1968, ce dont témoignent les textes inédits publiés dans Retour dans l’œil du cyclone, qui couvrent une période allant de 1960 à 1985, mais surtout la réédition, enfin intégrale, de Chassés de la lumière (initialement publié en 1972). Baldwin y affirme en effet son rapprochement avec les nouvelles générations noires politisées issues des Black Panthers et donne à son engagement une portée résolument transnationale. Dès les années 50 pourtant, il savait que le racisme ne connaît pas de frontières et que la suprématie blanche n’est pas l’apanage de la société américaine, lui qui s’exila pour la France en 1948 pour s’y trouver bientôt confronté à la « question » algérienne. À l’assertion des aspects « positifs » de la colonisation, Baldwin répond aliénation, exploitation, domination (les populations indigènes « n’existent que comme source de capital pour les Blancs »), liant ainsi indissociablement décolonisation et lutte des minorités. Affirmant que l’Occident n’a pas « le droit exclusif à l’histoire ». Identifiant dans l’invention du « problème noir » un stratagème pervers visant à « sauvegarder (la) pureté » du Blanc. Récusant la foi chrétienne et sa fallacieuse instrumentalisation : « Les policiers étaient blancs. La ville était blanche. La menace était blanche, et Dieu était blanc. »
Croisant autobiographie et essai politique, destin individuel et collectif, ces textes élaborent au final une réflexion puissante sur les notions d’identité et d’étrangeté — centrée sur les figures du barbare et du bouc émissaire, et la relation dialectique, et fondamentalement tragique, qu’elles entretiennent avec celle du maître. Et posent que la libération ne peut emprunter d’autre voie que celle de la réappropriation de sa véritable identité : « Se délivrer des stigmates de la négritude en la revendiquant, c’est rejeter à jamais la complicité et la collaboration avec les auteurs de votre dégradation. » Soit par la réinvention du Noir pour « sauver le Blanc », « car, s’il est difficile de se libérer des stigmates de la négritude, il est évidemment aussi difficile de survivre aux illusions de la blancheur ».
Une redistribution des cartes urgente, qui augure d’une période incertaine et troublée dont nous n’aurons pas la maîtrise : « Les gens qui en traitent d’autres comme des animaux ne doivent pas s ’étonner que le pain qu’ils ont jeté dans l’eau leur revienne empoisonné. » Cette dimension prophétique, promesse d’apocalypse, résonne douloureusement aujourd’hui au-dessus de nos têtes occidentales, comme « le nuage de la colère à venir ».