13/05/2015

« Retour à Baldwin », par Yann Perreau

Les Inrockuptibles

Après Les émeutes de Baltimore, les écrits de James Baldwin résonnent d’une étrange actualité. Deux inédits nous aident à décrypter Les tensions raciales toujours prégnantes aux États-Unis.


À l’heure où des crimes raciaux perpétrés par la police secouent les États-Unis avec une régularité sinistre, deux livres inédits de James Baldwin sortent en France, jetant une lumière crue, venue de loin (les années 60), sur le présent. On doit à Toni Morrison l’excellent choix éditorial de Retour dans l’œil du cyclone, collection d’essais publiés en anglais dans différents journaux et revues entre 1960 et 1985. Ils viennent bouleverser l’image quelque peu figée, statufiée de Baldwin en grand écrivain des causes noire et gay notamment, qui inspira toute une génération d’écrivains outre‑Atlantique.

Dans un reportage de 1964 dans le « territoire occupé » d’Harlem, l’auteur de La Prochaine Fois, le feu enquête sur un représentant de commerce tabassé par des policiers pour s’être interposé entre eux et des enfants. L’homme y perdit un œil et fut accusé par les forces de l’ordre de crimes imaginaires. D’hier à aujourd’hui. les mêmes abus et pathologies se répètent. Baldwin décrit des « policiers étonnamment ignorants » qui ont « peur de nous », tout en rappelant que la responsabilité incombe à tous, dans « un pays qui commet la très grave erreur d’assimiler ignorance et simplicité ».

Retour dans l’œil du cyclone, donc, comme le suggère le titre : il faut revenir à Baldwin si l’on veut comprendre les drames qu, déchirent les États-Unis depuis deux siècles, dans toute leur complexité et leurs paradoxes. Non seulement les raisons profondes qui expliquent pourquoi des Noirs sont toujours descendus par des flics blancs mais aussi ces stéréotypes qui nourrissent, aujourd’hui encore, l’inconscient collectif américain. Qu’il s’agisse des rapports entre Afro-Américains et Juifs (« les Noirs sont antisémites parce qu’ils sont anti-Blancs »), de l’éducation (« Il est quasiment impossible de devenir une personne instruite dans un pays si méfiant vis-à-vis de l’indépendance d’esprit ») ou encore de l’idéal de la masculinité outre-Atlantique (un texte extraordinaire sur le caractère androgyne de l’homme anticipe, avec trente ans d’avance, les gender studies les plus récentes).

Baldwin évoque l’émerveillement de sa rencontre avec Martin Luther King Jr., malgré leurs différences de point de vue (ce que MLK Jr. Appelle « la communauté », lui le conçoit comme « l’accomplissement de la nation ou, plus simplement et plus cruellement, comme le passage à l’âge adulte de ce pays dangereusement adolescent »). Le livre pose alors une question majeure : cinquante ans après l’assassinat du pasteur noir, que reste-t-il du rêve qu’il promettait à la nation ? « Jimmy », comme aime à le surnommer Alain Mabanckou dans le texte qu’il lui consacra, serait sans doute peu surpris que Baltimore soit à feu et à sang. Il avait l’intelligence et la lucidité de ces esprits hors du commun, qui ne se font jamais trop d’illusions.

Il faut passer vite sur certains textes, qui ont une valeur surtout historique (ce qu’ils dénoncent est parfois dépassé, et c’est tant mieux). Le reste est brillant. lumineux. Ainsi du problème des leaders noirs, ce « fossé qui sépare actuellement, écrit-il en 1964, de manière inquiétante et grandissante, d’un côté ce que nous devons désormais appeler le leadership officiel et, de l’autre, les jeunes gens ». Comment ne pas songer à l’échec d’Obama, rattrapé aujourd’hui par la question raciale? En Floride, le recteur noir de l’université n’est « pas content de me voir, car lui et ses supporters espéraient que le problème dans son ensemble finirait par disparaître ». On suit aussi les mésaventures de son installation à Paris dans les années 70, de l’enthousiasme des débuts au désenchantement. La France ne voit pas toujours d’un bon œil ces Américains de la diaspora, que l’on considère avec mépris comme de « grands enfants ». Plus grave, le sort réservé aux Algériens a l’époque lui rappelle sa situation de « nigger » en Amérique.

Malgré l’originalité de sa pensée, Baldwin se définit comme un romancier et non comme un intellectuel engagé, citant même sa dette formelle vis-à-vis d’Henry James. L’édition revue et augmentée de Chassés de la lumière, publié à l’origine en 1972, montre tout le talent d’un écrivain qui cherche, avec rigueur et humilité, la vérité dans les moindres détails. Récit de la misère au quotidien de son enfance, le livre incarne cette « décence ordinaire », « sens moral inné » qui, selon George Orwell, incite les gens simples à bien agir. Il propose aussi un passage inédit magnifique sur Hollywood, qui le met mal à l’aise par son clinquant — « Il faut posséder la richesse de pinceau d’un Picasso, la rage de Goya, la folie de Dostoïevski et l’assurance démente de Napoléon pour décrire Hollywood », note-t-il.

Mais le plus bouleversant reste la façon dont Baldwin se décrit lui-même, dans une forme d’autofiction qui fait songer au Michel Leiris de L’Âge d’homme. Au fil des pages se dessine ainsi le portrait d’un homme tourmenté, haïssant son corps, qui entretient une « relation difficile, mais mystérieusement indispensable avec l’angoisse ». Un homme dont l’honnêteté, aussi implacable à son propre sujet qu’à celle des autres, force l’admiration.

Voir sur Les Inrockuptibles