19/11/2024
« Sauver les héroïnes de l’oubli », par Flora Moricet
Le destin passionné et douloureux d’une femme révolutionnaire pendant l’unification de l’Italie plusieurs fois radiée de l’histoire et minutieusement désenfouie par une voix marquante de la littérature italienne.
Ses amies l’appellent « la sorcière des calanques ». Sa chevelure noire et son foulard de la couleur de ses yeux bleu lagon contrastent farouchement avec la blancheur des paysages d’argile devant lesquels Maria Attanasio nous présente sa ville natale située entre deux plaines de l’arrière-pays sicilien. Ville brumeuse, marquée par les destructions et reconstructions étrangères, Caltagirone est au cœur de toute son œuvre poétique et romanesque. Même si celle-ci n’apparaît qu’accidentellement dans La Fille de Marseille, son nouveau roman, l’ancienne professeure d’histoire et de philosophie prend un soigneux plaisir à nous révéler ses strates d’Histoire : de ses influences arabes, normandes, juives, françaises, espagnoles… à sa reconstruction baroque à la suite du tremblement de terre de 1698.
Après avoir fait la lumière sur le destin d’une femme travestie en homme pendant l’Inquisition et sur celui d’une communiste proto-féministe de l’après-guerre en Sicile, son troisième roman traduit en français est né du désir de rompre un « silence inexplicable » sur la vie de Rosalia Montmasson. Héroïne républicaine franco-italienne du milieu du XIXe siècle, elle est la seule femme à avoir participé à l’expédition des Mille, épisode fondamental de l’histoire récente italienne visant à unifier tout le pays. Dirigée par Giuseppe Garibaldi, l’expédition allait permettre depuis la Sicile de conquérir le royaume des Deux-Siciles, gouverné par les Bourbons. La Fille de Marseille retrace l’engagement révolutionnaire et passionné de la jeune femme dont le destin malheureux est inextricablement lié à Francesco Crispi, illustre homme du Risorgimento, qu’elle rencontre dans la cité phocéenne. Rosalia suit partout en exil de Malte à Londres son amoureux, compagnon de lutte et bientôt mari… Près d’accéder au pouvoir, Francesco Crispi est accusé d’être marié deux fois. L’homme qui a défendu la libération de son peuple mate les premières grèves des paysans et des mineurs de soufre. Alors qu’il siège au Parlement, proclamé en 1861, celui qui donnera son nom à tant de rues italiennes bascule : « la monarchie nous rassemble, la république nous divise ». Qu’importent les divergences, Rosalia continue de le soutenir.
Rosalia Montmasson dont la conscience politique est demeurée intacte est évincée de la scène politique, trahie à foi- son, humiliée et abandonnée par son mari. La réputation souillée, « la ragazza di Marsiglia » disparaît de tous les registres historiques. C’est cette béance terrible qui travaille au plus profond le corps et l’écriture de Maria Attanasio. Même si autour d’une orange pressée et entre les volutes de fumée, la poète âgée de 81 ans qui s’est lancée dans l’aventure romanesque après 50 ans, nous confie avoir écrit tous ses romans sur des femmes « par hasard », sans en avoir pleinement conscience. Pour trouver la femme, reconstituer les archives la concernant, il lui faut « chercher l’homme », tel que l’inaugure avec malice un des chapitres. L’entrelacement des archives, le goût de l’aventure et la précision de Maria Attanasio tiennent certainement autant de sa passion pour l’Histoire et la narration que de son activité de poète car La Fille de Marseille est écrit dans une langue métronomée, évocatrice et parfois mystérieuse. La « sorcière des calanques » nous le répète, elle porte en elle « toutes les voix de ces femmes effacées », « je suis toutes ces femmes », affirme-t-elle, précisant pour Rosalia : « c’est ma préhistoire ».