17/01/2025
Une magistrale réhabilitation, par Édith de la Héronnière
Poète et romancière sicilienne de renom, Maria Attanasio s’attache à faire revivre des figures de guerrières et de résistantes, à leur restituer une dignité bafouée, à leur redonner chair et sens politique. Après Concetta et ses femmes (traduit par Laura Brignon, Ypsilon, 2021) et C’était en l’an 1698 qu’advint dans la ville le fait mémorable (traduction d’Eugenia Fano, Ypsilon, 2022), récits qui ont pour berceau la fière cité de Caltagirone, elle ajoute un nouveau pan à son œuvre romanesque en s’attachant à une figure occultée de l’histoire politique du Risorgimento.
À Rome, sur une pierre tombale du cimetière du Verano, se lit cette inscription : « Rosalia Montmasson — Première épouse de Francesco Crispi / avec lui elle conspira pour l’unité de la patrie / avec lui elle prit part à la légendaire Expédition des Mille / Seule femme de la légion immortelle / Elle en devint l’héroïne / Elle bénéficia de la confiance de Mazzini et de l’amitié de Garibaldi / Exemple pour les femmes italiennes / de viriles vertus publiques et d’aimables vertus domestiques. »
Ignorant l’existence de l’héroïne des Mille, comme l’ont appelée ses contemporains, et surprise par le silence qui l’entoure, Maria Attanasio se lance dans une recherche passionnée à sa découverte. Son enquête va durer des années. Elle la conduira à ouvrir « la fenêtre vers le mystère » de cette femme et à « la raconter sans trahir son historicité ». Ainsi est venu au jour ce roman, véritable biographie dont les éléments fictionnels sont détaillés dans la genèse de leur conception, en regard des éléments réels récoltés par l’auteure au fil de ses recherches et restitués avec une extrême précision, ce qui donne un récit pluriel, habilement tissé de rencontres et de portraits des personnages liés à l’histoire de Rose et à celle de l’Italie et de la Sicile du XIXe siècle.
Peu à peu, au fil des pages, sort de l’ombre cette grande dame, savoyarde d’origine modeste, devenue la compagne puis la femme de Francesco Crispi, héros de l’unité italienne, plusieurs fois ministre et président de la Chambre. Née en 1823 à Saint-Jorioz, au bord du lac d’Annecy, Rose Montmasson, fille de paysans haut-savoyards, réclama très jeune à son père l’acte de libre consentement qui lui permettait d’échapper aux contraintes habituelles liées à la vie des femmes de l’époque. Elle sait lire et écrire, faire le ménage et broder. Un jour de foire, elle s’échappe, monte dans la diligence pour Marseille où elle trouve à se placer dans une pension. La voici libre, seule, avec pour tout bagage son courage et son savoir-faire de « femme de maison ».
À la même époque, un jeune et pauvre immigré sicilien, Francesco Crispi, natif de Ribera, s’embarque pour Marseille. Ardent disciple de Giuseppe Mazzini, le républicain révolutionnaire, il est un homme en fuite, recherché à cause de ses idées subversives. Lorsqu’il rencontre Rose, leurs destins s’unissent dans la préparation fiévreuse de la révolution à venir sous l’égide de Mazzini, dont Francesco Crispi devient le premier collaborateur. Arrêté et emprisonné à Gênes, Francesco est envoyé de force sur l’île de Malte, où Rose, devenue Rosalia, le rejoint. Elle travaille pour deux pendant qu’il s’attelle au journal qu’il a fondé et qu’il dirige « énergiquement, attaquant Bourbons, Piémontais, exilés déviationnistes, et même Grande-Bretagne qui gouvernait l’île ».
Fin 1854, Francesco reçoit un avis d’expulsion. Rosalia entrevoit avec terreur leur séparation. Seul le mariage leur permettrait de rester ensemble. Envisagé dans l’urgence, ce mariage ne peut se faire sans passage par l’autel, difficile à admettre pour l’anticlérical Francesco. Par respect, tu ne peux exiger cela de moi, lui dit Francesco. « Le respect n’est pas l’obéissance ! », lui répond Rosalia.
D’autel, il n’y en aura pas, et pour le prêtre, ce sera un singulier abbé, vêtu à l’orientale et rongé par la phtisie. Le 27 décembre à 8 h du soir, celui qu’on appelle le prêtre romain les marie. Ni bans ni réception, et pas même un double des autorisations et publications, seul un papier conservé dans les archives de La Valette.
Londres les accueille, puis Paris et enfin Gênes. Garibaldi, encouragé par Crispi, fomente un débarquement en Sicile où le peuple misérable, écrasé par des barons tout-puissants, est prêt à la révolte. Au soir du 30 avril 1860, Garibaldi déclare : « Nous irons en Sicile ! » L’expédition se prépare. Rosalia veut en être, au grand dam de son mari : « Tu es femme, tu ne peux pas venir ». Qu’à cela ne tienne : Rosalia se rend à la Villa Spinola et demande une entrevue au général. Le mystère demeure sur la rencontre entre Rosalie et Garibaldi d’où il ressort que Rosalia Montmasson est autorisée à faire partie de l’expédition aux côtés de son mari. Elle sera la seule femme parmi un millier d’hommes.
Le 11 mai 1860, l’expédition des Mille débarque à Marsala. À Calatafimi, elle se heurte aux troupes bourboniennes. La bataille fait rage. Rosalia et Francesco se déploient pour aider les blessés. Un écrivain de l’époque la décrit sur le champ de bataille : « La fière Savoyarde, désintéressée, pleine de courage, d’une hardiesse peu commune chez la gent féminine, à l’âme alerte, ou plutôt ardente, à la réplique vive, à l’esprit pur, née pour la liberté et l’indépendance. »
Durant plus de vingt ans, Rosalia sera aux côtés de Francesco dans la lutte pour la libération de la Sicile et l’unification de l’Italie. Des failles apparaissent dans leur union lorsque, retournant sa veste, Francesco Crispi déclare, en octobre 1864, qu’il prend le parti de la monarchie de Savoie : « La monarchie nous rassemble, la république nous divise », une décision que Mazzini ne lui pardonnera jamais. À cette annonce, Rosalia s’enfuit à Saint-Jorioz. Elle reviendra trois mois plus tard sur les suppliques de son mari. Hélas, la trahison ne sera pas seulement politique et les failles entre eux s’élargiront avec l’infidélité de Crispi, jusqu’au jour où Francesco tombe amoureux d’une jeune aristocrate, « intrigante et ambitieuse », qu’il épouse.
Le bruit court que le député Francesco Crispi est bigame ! Le scandale l’oblige à s’éloigner du gouvernement. Il lui faut à tout prix prouver la nullité de son mariage avec Rosalia. Maria Attanasio mène une enquête fouillée sur les tenants et les aboutissements de cette démarche, véritable imposture, appuyée par l’entourage maçonnique de Crispi, lequel pousse l’infamie jusqu’à accuser Rosalia d’adultère. Il obtient l’annulation de son mariage et c’est ainsi que : « Le soir du 27 décembre [1874] – le jour exact de son vingt-et-unième anniversaire de mariage – Rosalia Montmasson, que pendant des décennies tout le monde avait connu comme Madame Crispi, sortit du domicile conjugal, se dirigeant vers une habitation modeste et dépouillée de la via delle Carrozze, très froide et toute vide ».
Ensuite, les traces de Rosalia Montmasson se perdent. Mais rien n’arrête Maria Attanasio, dont le récit va s’enrichir d’un voyage à Malte et de très nombreuses lectures, de rencontres et de multiples informations sur les personnes qui furent témoins du flamboyant courage de cette femme, mais aussi du drame de sa répudiation. Viennent sur le devant de la scène, tour à tour, ceux que l’auteure appelle les « existants » et les « figurants », faisant revivre de l’intérieur cette période politique du Risorgimento qui décida du destin de l’Italie.
Parmi les « figurants » auxquels elle donne réalité, se trouve celui qu’elle appelle le Chambellan, Alberto D., dont elle emprunte l’identité à Carlo Alberto Pisani Dossi, à la fois « secrétaire, chef de cabinet, conseiller, diplomate, coauteur – sinon auteur – de lois et propositions politiques » de Crispi. Autre « figurant », le personnage de John, le jeune prince de Salina, ami de Rosalia. Dans le livre Le guépard de Tomasi de Lampedusa, il est le deuxième enfant du prince Fabrizio, figure à peine esquissée à laquelle Maria Attanasio donne ici vie en développant avec une grande pertinence politique les sous-entendus contenus dans la célèbre réflexion du prince, jamais citée dans son intégralité.
Quant aux « existants » dont elle a retrouvé la trace, ils traversent le roman et offrent à l’auteure l’occasion de portraits détaillés et sensibles. Ainsi de Luigi Marchetti, le prêtre romain qui unit Francesco et Rosalia à Malte ; ou encore deux photographes qui ont réalisé le portrait de Rosalia Montmasson : Henri Le Lieure, originaire de Rouen, auteur des portraits des membres du premier Parlement d’Italie, et Alessandro Pavia, photographe milanais qui réalisa les portraits de 848 volontaires de l’expédition des Mille, dont ceux de Crispi et de sa femme, le fameux Album des Mille, aujourd’hui introuvable ; sans oublier le sculpteur caltagironais Salvatore Grita.
D’heureuses coïncidences, « qui de l’écriture débordent parfois dans la vie – ou vice versa –, rappelant des faits occultés, des évènements perdus, traçant une histoire potentielle : la mystérieuse convergence de monde et de mot, qui semble tout à fait échapper au calcul des probabilités », feront rebondir la recherche de Maria Attanasio. Connaissant son attachement à Caltagirone, son lieu de vie et d’inspiration, on ne s’étonnera pas que ce soit dans les murs de la belle cité de la Sicile intérieure, berceau de la céramique trinacrienne, que l’une de ces coïncidences survienne : la romancière découvre au cœur du musée municipal de la ville une œuvre sculptée qui apporte un éclairage nouveau sur la fin de la vie de Rosalia. C’est là une clé qui lui permet d’apporter une conclusion bouleversante à son récit.
Nombreux sont les fils, poétiques et politiques, tendus dans la trame de ce roman. Parmi eux, il en est un qui se rattache à une autre histoire de l’Italie contemporaine et qui le relie à notre auteure. Lorsque Guiseppe Mazzini, gravement malade, revint incognito en Italie, il fut accueilli à Pise chez Pellegrino Rosselli, le grand-père de Carlo et Nello Rosselli, les deux frères assassinés en France en juin 1937 à Bagnoles-de-l’Orne par des sbires de Mussolini. Pellegrino fut l’arrière-grand-père de la fille de Carlo, Amelia Rosselli, poète italienne majeure, décédée tragiquement en 1996. Une autre lecture nous attend aux éditions Ypsilon : un texte de Maria Attanasio accompagne le Journal obtus d’Amelia Rosselli. Il témoigne de la profonde amitié poétique qui unissait les deux femmes.