1/12/2014

« Anthologie grecque : L’Amertume et la Pierre (poètes au camp de Makronissos, 1947‑1951 », par Patrick Mouze

Les amis de l’Ardenne

Les éditions Ypsilon nous donnent et nous laissent toujours une impression remarquable. Sous le titre L’Amertume et la Pierre, on nous livre ici une anthologie de poètes grecs incarcérés de 1947 à 1951 au camp de Makronissos. Dès 1945, s’installa une terreur blanche qui entraîna des milliers de partisans rouges à la mort, à la torture ou à l’emprisonnement. S’ensuivit une guerre civile en 1946 si bien que l’année suivante, la Grande-Bretagne laissa aux États-Unis son sale boulot contre la montée du communisme avec, notamment, l’instauration de véritables camps de concentration. On se souvient peut-être, dans une chronique précédente, de la BD de Casanave, Toi au moins tu es mort, qui est une adaptation du récit de Chronis Missios, emprisonné de 1946 à 1967.

Une postface très bien documentée situe parfaitement cette dramatique situation historique de la Grèce et l’engagement, entre autres, de ces poètes choisis : « C’est le témoignage qui rend possible le poème, par lequel il prend forme, fait« chanter les résidus et entendre l’inouï », écrit Pascal Neveu, traducteur sobre de poètes choisis tant pour leur notoriété mondiale et nationale que pour leur singularité d’expression. Dans une courte préface, Dominique Grammont justifie ainsi le titre de cette anthologie : « Cela fait longtemps que les Grecs demandent à la matière d’avoir un sens, longtemps qu’ils demandent à la pierre d’être un peu plus que le degré zéro de la parole. »

Yannis Ritsos pour qui « la parole n’a pas le dernier mot, mais le premier, toujours » ouvre ce livre par une longue « Lettre à Joliot-Curie ». Loin d’une envolée lyrique ou épique, il s’en tient à constater son empathie avec « des hommes ordinaires comme des arbres au soleil, / des hommes n’ayant commis d’autre faute / que celle d’aimer comme toi la liberté et la paix » — deux mots qui reviennent comme une antienne à la fin de chaque strophe. Il se pose comme le chantre des sans voix, des laissés pour compte, des reclus qui resteraient, sans lui, dans l’anonymat : « Joliot, nombreux sont ceux qui mettraient leur signature au bas de ma lettre / mais ils ne savent pas écrire / ils mettaient simplement une croix… » D’autres poètes, compagnons de route, d’exil et de misère en appellent à leur religion par une prière comme Dimitris Doukaris : « Seigneur, rappelle-moi le secret / où les chemins disparates / ont mené / au vertige de la mémoire blessée — / rappelle-moi que je suis Ta créature. » Pour d’autres, comme Tzavalas Karoussos, l’imprécation et l’accusation sont sans ambages : « Les Prélats ne manquent jamais aux supplices des hommes. »

Aris Alexandrou se distingue de tous les autres par une singularité en but à un parti directif (comme Chronis Missios) et par un souffle de liberté quasi cosmique ; il fait d’ailleurs l’objet d’une autre publication, Voies sans détour, chez le même éditeur, traduite aussi par Pascal Neveu. C’est un recueil écrit « En pleine connaissance » pour reprendre le titre d’un des poèmes : « Comme les vers, nous avons contribué nous aussi / à tisser les barbelés tout autour de nous. » Ces poèmes ont été écrits entre 1954 et 1958 dans les prisons d’Egine et Yaros dont on perçoit deux sources d’inspiration : la Bible et Constantin Cavafis. Mais, peu à peu, elles s’ancrent moins dans une mythologie antique et laissent prise au quotidien ; le verbe permet alors une contestation libérée de tout dogmatisme avec une clarté qui justifie le titre d’un des poème, « La Lampe allumée » : « Vous qui obéissez aux gouvernements et aux B.P. / comme des conscrits au couvre-feu / vous admettrez un jour que la quantité d’amertume / telle qu’elle humectait les murs de la cellule depuis des années / devait inévitablement aboutir à sa mutation qualitative / et résonner / comme un hurlement / comme une détonation. »