10/06/2020

« Moi, le Suprême d’Augusto Roa Bastos », par Youness Bousenna

Télérama

Dans un monologue imaginaire, le despote fondateur du Paraguay conjure par l’écriture l’horreur de sa condition humaine. L’œuvre maîtresse de Roa Bastos, enfin rééditée.

Écrire la vie d’un dictateur est un projet littéraire périlleux. Trop près, on loupe le despote ; trop loin, on rate l’homme. Augusto Roa Bastos (1917- 2005), lui, s’est accroché à la grandiloquence d’un titre, celui de « Dictateur suprême et perpétuel » que s’est donné le père fondateur du Paraguay, José Gaspar de Francia, qui le gouverna de 1814 à sa mort, en 1840. La démesure d’un tel nom relève de la folie, donc de la métaphysique : l’homme raconté dans l’œuvre maîtresse du Prix Cervantès 1989 est à la hauteur de cette hypertrophie. Moi, le Suprême, paru en 1974 et réédité pour la première fois depuis trois décennies en France, n’est pas tant un roman-fleuve — sa taille n’est pas si imposante — qu’un roman-torrent. L’auteur, intervenant seulement comme « compilateur », laisse jaillir les mots d’un « Suprême » qui tantôt dicte à son secrétaire, tantôt écrit lui-même. En découle une rare envergure narrative : dans ce monologue imaginaire, le fait historique succède à la confession philosophique, l’éructation contre un adversaire coupe une considération politique — et Roa Bastos joue sans arrêt avec les registres, les mots, camoufle ici et là des références à Pascal ou à Rousseau. L’homme tout-puissant qui se confie considère son pays comme son corps et tient son peuple pour ses propres membres. Mais le Suprême n’aime personne et traverse la vie seul. Forcément, il ne peut penser qu’à la mort. « Il n’y a qu’une seule façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux », avait fait dire Albert Camus à un autre despote voulant conjurer sa condition humaine, Caligula. Le Suprême, lui, veut s’en affranchir en commandant tout pour « chasser le hasard  ». Mais il prétend aussi tromper le destin par l’écriture. Roa Bastos dresse un superbe parallèle entre le pouvoir — et l’écriture comme deux façons de régner sur une création — par la force ou par l’encre. D’ailleurs, ce dictateur qui élève des rats et contemple les étoiles regrette de n’être de ce temps antique où « :l’écrivain était une personne sacrée » parce qu’il créait des codes, des épopées, des oracles. Tout a désormais été écrit, et « la seule chose qui soit nôtre est ce qui reste indicible derrière les paroles ». La profondeur du personnage imaginé par Roa Bastos est de préférer la lucidité à l’illusion d’une consolation. Malgré la démesure de son pouvoir terrestre, le Suprême sait qu’il n’est que poussière. Et qu’il devra se guérir de sa soif d’immortalité pour, comme le plus humble de ses sujets, apprendre à mourir.

Image : Portrait de José Gaspar de Francia, par Roberto Holden Jara (Musée d’histoire militaire d’Asunción, Paraguay).

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