5/11/2024
« L’enfant-fille chez Bronka Nowicka et Unica Zürn : le cru et le brut », par Juliette Riedler
Les livres qui donnent la parole à un enfant ne sont pas si courants, et à un enfant qui n’est pas un petit garçon peut-être encore moins. C’est ce que font les deux textes qui m’intéressent ici, récemment (re)traduits en français, Nourrir la pierre, de Bronka Nowicka, paru aux éditions Corti dans une traduction de Cécile Bocianowski, et Printemps sombre, d’Unica Zürn, paru aux éditions Ypsilon dans une traduction de Lucie Taïeb. Deux textes qui déploient le point de vue d’une enfant sur le monde qui l’entoure, sa capacité à voir derrière les apparences, sa détresse liée à ce à quoi « on » la réduit, et le démasquage de toutes les manies des adultes ou des « grands », haine, fuite, violence. Si l’infans signifie, étymologiquement, qui n’a pas la parole, dans leurs textes, les autrices de Nourrir la pierre et Printemps sombre créent une structure d’énonciation fluide, qui multiplie les points de vue. Cela permet à la fois de voir à quoi la parole se ramifie – quelle altérité, quel besoin d’exprimer la motive – et de faire apparaître ce qui l’excède, ce qui relève du mode de la perception et de la sensation. Deux textes empreints, certes de manière fort différente, d’une grande ferveur. Chez Zürn elle effraie les adultes, comme s’il était impossible de se représenter une telle intensité de vie intérieure chez une petite fille. Chez Nowicka elle assimile l’enfant à l’idiot, toute sensibilité et rapport au vivant animés. « C’est ainsi que l’enfant nourrissait la pierre, pour qu’elle vive. »
Dans leurs Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, les membres du groupe Tiqqun font de la jeune fille un pur objet marchand. Ils critiquent avec cet objet qu’aussi bien ils participent à créer, le jeunisme et l’absorption par la culture du viol de tout corps féminin (pré-)pubère. Il me semble que dans ces deux textes, c’est comme si la jeune fille, support de tous les regards et de toutes les projections, retourne le miroir et montre à ce monde qui veut la détruire en la figeant, ce qu’elle voit. Un miroir sans concessions, où les responsabilités sont nommées et redistribuées, un regard brut né de tout ce qui pèse sur elle et à quoi elle échappe par la puissance de son imaginaire, sa capacité à dire ou à faire sentir ce qui la traverse, et dans cette action, à transformer l’horreur en poème.
Nourrir la pierre est le premier texte de Bronka Nowicka, artiste et écrivaine polonaise née en 1974 à Radomsko, une petite ville au nord de Cracovie, pour lequel elle a obtenu le prestigieux Prix Littéraire polonais Nike en 2016. C’est aussi le premier et le seul de ses textes traduit en français à ce jour. En quarante-quatre brèves séquences ressaisies par les objets qui entourent l’enfant (« Les collants », « Le peigne », « La petite cuillère », « La pierre », etc.) nous parcourons son monde jusqu’à sa puberté, sans que son genre soit revendiqué, ni son âge ni son prénom. Un monde « cru », où l’enfant veut nourrir [s] a pierre avec des fleurs de chrysanthème, où l’acte de culture qu’est la cuisson n’est pas encore sujet d’occupations. Avant la mère, volumineuse matrone associée à la cuisine, il y a l’enfant et sa pierre, l’enfant et son effroi devant toute activité culinaire qui implique la mise à mort, et le risque de la folie pour qui y est exposé·e : « Je marche les yeux fermés. Les murs auxquels je me cogne me disent : retourne-toi à temps et va dans l’autre sens, sinon tu pourriras sous les bleus comme une pomme. Cela va forcément s’arrêter, mais cela se passe maintenant. Que quelqu’un chasse le ‘maintenant’ vers l’avant à coups de fouet. Que les poissons qu’on égorge sur le seuil se taisent enfin. » Dédié « À l’impossible », le livre s’ouvre avec cette phrase sur une séquence sans titre : « La tristesse m’enseigne que je sers à vivre. » Un « impossible » multiple, qui s’applique à la fois au dépassement de la tristesse, au fait d’accorder une pensée à chaque être qui meurt de manière plus ou moins naturelle (des poissons que l’on tue aux grands-parents qui finissent leur vie dans la maison), à la révérence à ce qui tient tout geste d’art. C’est un monde « cru » aux plusieurs sens du terme que traduit l’enfant : de par sa sensibilité nue, à vif, de par la violence qu’elle perçoit dans le rapport des vivants entre eux et des êtres aux choses, de par le fait que la croyance de l’enfant n’est pas celle des plus grands. « L’enfant vit tout cela, bien que personne ne le croie. »
L’enfant dans la langue française n’est pas qualifié de masculin ou de féminin, et il importait à la traductrice comme à l’autrice que l’indistinction soit préservée au maximum au sein de la langue française qui ignore le neutre. Une sexuation qui affleure toutefois à travers quelques séquences, pour être réfutée aussitôt : « Je décide que jamais je ne serai une femme. Même si des seins venaient à percer – avec le temps, ils tomberont, comme les dents de lait ». Au départ, cela n’est pas le fait d’être fille qui coltine l’enfant à la tristesse, mais le fait d’être au monde (« L’enfant est dans le jardin, la bouche béante, d’où fume sa sidération face au monde ») et de devoir renoncer à la connaissance exhaustive, l’embrassement de chaque partie du monde avec son seul corps. « Comment faire pour voir le tout, si autour de soi on ne voit que les choses et que chacune veut être découverte ? » L’enfant voit des ensembles et des similitudes que les adultes semblent ignorer. Ainsi la peau commune, « de parchemin », à « cet homme et son chien », qui ajustent leurs actions et se reflètent l’un l’autre jusqu’à finir par s’envoler et devenir « cerfs-volants ». La distinction entre humain, animal, et entre vivant et objet est complètement redistribuée dans le regard de cet enfant. Ce regard est-il une manière d’échapper à ce qui heurte sa sensibilité au contact des personnes qui vivent avec elle, un exercice de désappropriation pour ne pas se laisser avaler par cette petite société, la sensation d’être une partie d’un tout plus vaste qui passe à travers soi ?
Cet enfant-là qui doit échapper à la violence humaine incarnée en particulier par le père (« Plus tard, [les mains] eurent envie de frapper. C’est alors que mon père me les montra »), qui ne souhaite pas être fille, imagine changer de corps et renaître chiot : » L’enfant veut habiter dans le ventre de la chienne. Il veut naître dans la nuit, qu’on lèche le sang qui le recouvre, puis il retournerait à l’intérieur le matin : il ramperait jusqu’à la maison via un tunnel à l’intérieur du chien. » L’enfant a besoin d’être soigné et pour cela ne cesse de se mettre au monde à travers les corps qui lui plaisent, c’est-à-dire avec lesquels elle a un échange affectif. En cherchant à nourrir la pierre » de tout ce qui lui passerait par les sens », l’enfant veut prendre soin de son chagrin. Au contact des bêtes et de la pierre elle échappe à la folie des personnes avec lesquelles elle partage sa vie : une arrière-grand-mère qui s’enferme dans le placard, une grand-mère qui partage un bout de pain grignoté par cette arrière-grand-mère comme si c’était elle et qu’elle pouvait, à présent qu’elle était morte, être mangée, une mère qui nourrit le père à la cuillère et un père qui finit par jeter la pierre dans le puits. La pierre, qui occupe la place de la poupée, de pupa, petite-fille, semble une meilleure image de son intériorité que celle-ci, et une manière d’écarter tout « devenir-femme » telle que l’enfant en fait l’expérience dans la maisonnée. Une pierre qui avait besoin du regard de l’enfant pour « devenir soi » dans ou en tant que poème, comme « monsieur l’idiot », que tout le monde appelle « l’idiot » et tutoie, qui pour l’enfant sait déplacer les nuages et « même si personne ne m’a cru […] dirigeait le monde ».
La perception du monde est ronde chez Nowicka, elle est aigüe et acide chez Unica Zürn, qui dépeint un tout autre milieu dans Printemps sombre. La campagne pauvre de l’autrice polonaise se transforme en bourgeoisie berlinoise avec l’autrice allemande, dont Printemps sombre est une sorte de portrait à la troisième personne du singulier. Comme dans Nourrir la pierre, à travers le personnage principal, le texte multiplie les perspectives. Il s’ouvre sur le père alors qu’elle vient à peine de naître, et se referme brutalement à l’âge de douze ans avec un saut dans le vide. L’univers d’Unica Zürn est davantage attaché aux figures humaines que ne l’est celui de Bronka Nowicka, bien que l’âge des enfants en question soit un moment similaire. Chez Zürn, en outre, l’enfant est d’emblée et sans aucun doute une fille. Elle est sexuée dans le regard même qu’elle porte bébé sur son père, sa « barbe qui la pique quand il l’embrasse » et dont l’ » odeur de fumée de cigarette, de cuivre et d’eau de Cologne » l’environne puissamment comme une protection dont, aussitôt qu’elle en prend connaissance, s’évapore : « il n’est guère à la maison […] Il se fait rare, et lorsqu’on se fait rare on suscite le manque. » Une différence de milieu qui fait diverger l’érotisme enfantin. Du cru on passe au brut, de la bouche à la vulve. Dans une scène similaire où l’enfant est cachée sous la table à proximité des pieds de son père, chez Nowicka elle « observe ses semelles qui ne touchent pas le sol », et chez Zürn elle « caresse ses chaussures brillantes ».
Hormis les premières pages où la fillette est un nourrisson, Printemps sombre raconte l’éveil à la sexualité d’une enfant entre dix et douze ans, au grand désintérêt des plus grands hormis de son frère qui, âgé de quelques années de plus, en profite pour la violer. On ne se remet pas de sa famille, semble nous dire ce livre où l’éclosion de la fleur d’être d’une petite fille est aussitôt confrontée à l’insensibilité des personnes qui l’entourent : sa mère dans son désintérêt, son père dans son absence, son frère dans sa violence. L’obscurité qui nimbe la puberté précoce de la petite fille ne parvient pas, toutefois, à éteindre sa puissante imagination et sa rage d’exister. Le vocabulaire est net, tranchant, les phrases sont courtes, sans appel, sans ouverture interprétative. L’environnement matériel, s’il semble ne pas la laisser mourir de faim bien qu’il la prive parfois de repas, ne cesse d’entretenir ses fantasmes érotiques avec des « hommes de couleur », via les livres présents dans la bibliothèque paternelle où elle « s’abîme dans la contemplation des illustrations obscène de L’Histoire des mœurs de Fuchs […] et se masturbe en regardant les images ». La pulsion de vie de l’enfant est détournée par ces images qui la portent à jouir de la transgression jusqu’à « tomber amoureuse » successivement d’une jeune domestique chassée par sa mère parce que trop jolie, d’un camarade de classe, de son professeur, puis d’un homme à la peau hâlée qui fréquente la même piscine. Le plus terrible, dans cet implacable petit livre, c’est que la petite fille au centre de l’histoire ne diffère pas des autres, dont la fascination morbide pour les hommes est l’exact revers des abus qu’elles ont subi. Victimes, elles n’imaginent pas l’être, et transforment immédiatement l’abus en jouissance, en performance devant les copines. » Lydia ne cesse de raconter cette histoire et à chaque fois elle met sa main dans sa culotte et la remue frénétiquement. » Le monde est renversé, l’intimité pénétrée, l’innocence arrachée. Le geste d’art est à peine une manière de se sauver. Il n’existe plus aucun espace de sécurité, et même la tente d’indien que se construit l’enfant-fille dans sa grande chambre est peuplée d’objets ramenés par son père lors de ses opérations de colonisation meurtrière en Namibie avec l’armée allemande1 .
Le rapport à son corps de la petite fille est celui de la conscience d’un regard qui veut la posséder. Son exposition à la concupiscence et à la violence masculines est irréparable, pour Zürn. Le seul homme qui ne la regarde pas, hormis son père qui n’est jamais là, est l’objet de sa ferveur la plus absolue. C’est aussi le seul qui fait intervenir une loi : « On ne vient pas comme ça chez un étranger quand on est une jeune fille. » L’enfant assez têtue pour aller au bout de sa fascination en traversant la ville pour se rendre chez cet homme, trouve en lui un arrêt, un appel la raison : il réinstaure une morale dans les rapports entre générations. Le plus âgé doit, en tout logique, prendre soin du plus jeune, et lui dire ce qui dans sa conduite peut le desservir. Cela, Zürn en écrivant en a bien conscience. Elle indique ici ce qui a manqué et qui, intervenant si tard, ne saurait, malheureusement, rien rattraper. Car la petite fille est finalement punie pour être allée rendre visite à un inconnu, « vendue » par son frère, qui « doit toujours jouer au policier qui la surveille », à sa mère qui la prive de piscine. C’est la dégringolade, et le début des conclusions : « Quel est ce monde abominable, dans lequel il lui faut vivre ! Elle est entourée d’ennemis. Rien que des clôtures et des obstacles. Elle pense à sa mort prochaine. »
Nourrir la pierre et Printemps sombre ont en commun d’ouvrir un monde à hauteur de petite fille. Loin de tout cliché lié au féminin, les deux enfants détestent les poupées et les détruisent avec sadisme. Nowicka : « Un ventre épluché de sa jupe, de son jupon, de sa culotte. Un stylo planté dans le périnée de plastique : il entre jusqu’au bout, tombe, cliquète dans le tronc. Un œil enfoncé dans la tête : le caoutchouc aspire le doigt qui pousse et creuse. L’enfant frappe une tête contre le mur, les yeux clignent au rythme des coups » ; Zurn : « elle prend un couteau et l’enfonce dans les yeux de la poupée, les lui retire ». Une immense violence comme un miroir de celle qu’elles reçoivent en tant que fille. « Elle regrette d’être une fille », dit la narratrice de Printemps sombre. « Elle voudrait être un homme, déjà mûr, avec une barbe noire et des yeux noirs qui sont comme des flammes. Mais elle est une petite fille qui sue de peur car elle croit trouver sous son lit dans sa chambre l’horrible gorille. Les peurs qu’engendre l’invisible la tourmentent. » Être enfant est une catastrophe car il faut subir la maltraitance de la famille dans laquelle elle est née, ce à quoi elle ne peut rien. Être une fille est une catastrophe supplémentaire, puisqu’elle sait que son corps est à la merci de tout autre. Le gorille est l’image synthétique de ces deux peurs – la grande taille des adultes et la force prêtée aux mâles. Il est aussi possiblement l’endroit du retournement, puisqu’en tant qu’animal il ouvre sur des lois autres qu’humaines, et en tant que produit de son imagination, il est la preuve qu’elle sait « faire tournoyer son esprit comme un enfant », que l’esprit existe, chez les enfants, comme le rappelle habilement Amandine André dans Aberrant et dinosaures. La poétesse française note encore : » Les jeunes âmes sont vulnérables parce qu’elles ont de grands yeux par lesquels tout du monde entre. […] Il y a ces êtres comme par exemple les enfants qui ont un monde quand être adulte c’est d’en être privé ou d’avoir exercé la volonté d’y renoncer. Si tu sens que l’adulte en toi est trop robuste, plonge tes yeux dans ceux du chien que tu croises, il te les ouvrira. »
- K comme Kolonie, Marie-Josée Mondzain, La Fabrique, Paris, 2020. ↩