12/08/2024

« Le tour du monde des surréalistes : de Berlin à Paris, les sombres printemps d’Unica Zürn », par Anne Diatkine

Libération

« Je suis née posthume », constatait de manière aussi énigmatique que clairvoyante, l’Allemande Unica Zürn, écrivaine, peintre, dessinatrice, morte par défenestration le 19 octobre 1970 à Paris, et qu’on ne cesse effectivement de redécouvrir, encore plus en France qu’en Allemagne. C’est grâce, ces dernières années, aux éditions Ypsilon qui éditent et retraduisent certains écrits dont, en octobre, Printemps sombre — originellement paru sous le titre Sombre printemps. « Je suis née posthume », affirmait-elle donc, alors même que sa postérité n’est guère aidée, la majeure partie de son œuvre picturale ayant disparu, dérobée lors de ses divers séjours en hôpitaux psychiatriques, et détruite par elle-même, peut-être, comme elle le note dans L’Homme-Jasmin paru peu de temps après son suicide, « pour se libérer du poids des années accumulées en elle, comme un chirurgien exige, avant le premier coup de bistouri, que le patient n’ait plus rien dans le corps ». Si Unica Zürn écrivait et dessinait tout le temps, en particulier lorsqu’elle traversait des crises, sur des feuilles qu’elle remplissait à ras bord jusqu’à dissiper toute trace de blanc, elle accordait peu de soin à son propre travail une fois qu’il était achevé, insouciante de son propre talent.

« Une joie fiévreuse »

Être indifférente au devenir de l’œuvre ne suppose pas qu’elle soit désinvolte lorsqu’elle y travaille. Il suffit de regarder le moindre dessin pour voir combien Unica Zürn y mettait méticulosité et passion : traits fins torsadés, arabesques, détails anatomiques retournés comme un gant, intestin-anémone, yeux intérieurs. L’éditrice Isabella Checcaglini, qui a pu consulter des carnets d’anagrammes, le confirme : « Elle griffonnait à côté des textes. Mais ce que recèlent ces brouillons a peu à voir avec la beauté des dessins et peintures exposés. » De plus, et ce n’est pas si fréquent, ses qualités d’artiste furent d’emblée reconnues par ses pairs, dont Max Ernst qui écrivit le texte d’une grande exposition de ses dessins en 1962, Henri Michaux qui fut le premier à lui apporter de l’encre de Chine et du papier quand elle était internée, Michel Leiris, et bien sûr Hans Bellmer, avec qui elle vécut, de leur rencontre inaugurale en 1953 au vernissage d’une expo de Bellmer à Berlin, jusqu’à la fin de sa vie. Contrairement à une idée reçue, l’artiste phare du surréalisme, qui démantibulait des poupées grandeur nature, ne la réduisit jamais au statut d’inspiratrice. Non seulement, remarque Isabella Checcaglini, c’est lui qui sauva une partie de son œuvre du néant — en rangeant, datant, ou en photographiant, autant qu’il est possible, chaque dessin donné, inscrivant le nom du collectionneur avisé — mais il s’enthousiasma immédiatement pour la faculté de sa compagne à déceler des anagrammes « avec une obstination et une joie fiévreuse, car il faut une obstination, une ténacité pour réussir » écrit celui qui fit publier son premier recueil, Hexentexte, par son galeriste berlinois un an après leur rencontre. Autrement dit, s’il est indéniable que Zürn et Bellmer ont vécu ensemble dans une très grande pauvreté à Paris, rue Mouffetard, elle ne fut pas complètement l’artiste maudite, prisonnière de sa folie et de celle de son compagnon, que la postérité a parfois retenu.

Unica Zürn, c’est avant tout l’histoire d’une artiste berlinoise qui a dépassé la quarantaine quand, après avoir découvert Paris, elle devient proche d’un mouvement surréaliste qui appartient presque déjà au passé. L’histoire d’une femme qui ne quittera jamais complètement Berlin, dont elle disait vouloir « accoucher » au sens propre, s’en défaire, mais qui écrivait en allemand. Une Berlinoise, lourde d’une histoire familiale faite d’inceste — elle fut violée par son frère si l’on en croit Printemps sombre — mais aussi marquée par celle de son pays. Elle naquit en 1916 d’une mère autrice et d’un père adulé, recouvert d’une légende d’écrivain aventurier. Même si des pièces pillées, dont un squelette de gorille, peuplaient la maison, il est improbable que sa fille ait su dans le détail combien son père, Ralph Zürn, participa activement au génocide des Héréros et Namas de Namibie dans les années 1904-1907, et fit commerce des crânes issus des tombes qu’il profanait. Sa première femme se suicide le jour de la naissance d’Unica. Du côté de sa mère, l’histoire n’est pas moins harassante. Les parents d’Unica divorcent quand elle a 9 ans et sa mère part avec un futur haut dignitaire nazi, laissant Unica et son frère à leur père absent. Le scénario se répétera un peu différemment : quand Unica Zürn divorcera de son mari après-guerre, c’est lui qui aura la garde de leurs deux enfants.

Divorcer plutôt que subir

Il n’existe pas de biographie complète d’Unica Zürn. Longtemps, son histoire se confondit avec la densité claire et sèche de ses textes, sa manière de brancher ses lecteurs sur sa radio interne, de faire entendre ses voix et les actes qu’elles engendrent, sans jamais romantiser la déraison. Sa vie parisienne, qui alterne avec des séjours à l’hôpital psychiatrique et des sorties, est un peu mieux connue, du moins en France où l’Homme-Jasmin, qu’elle écrivit à la toute fin de sa vie, fut d’abord publié. Après sa mort et sur un malentendu, Unica Zürn devint une figure du féminisme des années 1970, en ce que, mère de deux enfants dont le cadet naquit sous les bombes à Berlin, elle ne se laissa pas emprisonner dans un destin conjugal infernal et choisit de divorcer plutôt que de subir un mari volage. Seule, dans le Berlin d’après-guerre, Unica Zürn vit alors de sa plume, vend des centaines de nouvelles et contes à la radio et dans la presse. Des photos et peintures témoignent qu’elle fréquente la bohème berlinoise, côtoie des artistes et des comédiens. Peut-on dire que la rencontre avec le surréalisme même tardif en France lui a permis de mieux éclore comme artiste ? C’est probable. La nouvelle traduction de Printemps sombre, écrit peu de temps avant son suicide, fera redécouvrir son âpreté en la dégageant d’un vocabulaire suranné. Elle qui cherchait à se défaire des décombres et à se lever malgré eux aurait apprécié. Née posthume, pour toujours.

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