18/11/2024

« Anatomie du désir », par Christine Plantec

Le Matricule des anges

Ou la plongée dans la dernière œuvre intemporelle d’Unica Zürn, artiste polymorphe et lumineuse.


À Catherine Binet, cinéaste et compagne de Georges Perec, venue présenter à Unica Zürn le scénario de son prochain film Le printemps parlant d’une petite fille, Unica trouvera inouï que son amie travaille à ce projet alors qu’elle vient elle-même d’achever un livre qui revient sur « ses souvenirs d’enfance ». Nous sommes en 1969, Printemps sombre est écrit ; Zürn mourra un an plus tard en se défenestrant de l’atelier de l’artiste franco-allemand Hans Bellmer, son compagnon depuis presque vingt ans. Printemps sombre sera son dernier livre et ultime geste artistique d’une femme qui par ses origines et sa culture n’était pas destinée à rencontrer l’intelligentsia surréaliste qui, rue Mouffetard, fréquente le couple emblématique. Max Ernst, André Pieyre de Mandiargues et Georges Bataille sont de très proches amis de Bellmer, autant qu’Henri Michaux le sera de Zürn.

À 48 ans, Unica Zürn laisse derrière elle une œuvre intense et protéiforme. Dessins, gravures, poèmes-anagrammes, fictions autobiographiques ; un corpus de formes singulières qui, liant le pictural au verbal, le corps aux mots, impose une érotique violente et subversive autant que délicate, pudique et poétique.
Née en 1916 dans une famille de la grande bourgeoisie berlinoise, elle grandit dans une extrême solitude entre une mère mondaine et un père absent, puis après le divorce de ses parents lorsqu’elle a 10 ans, auprès d’un beau-père haut dignitaire du IIIe Reich. À 26 ans, elle crée des films publicitaires pour l’UFA, organisme de propagande allemande, et se marie à un homme beaucoup plus âgé qu’elle dont elle se sépare en 1949, son mari obtenant la garde de ses deux enfants. Elle quitte l’Allemagne en 1953, après avoir rencontré Hans Bellmer lors d’une exposition à Berlin. Ils s’installent ensemble à Paris et c’est Bellmer qui l’invite à créer en plongeant dans les abysses de l’inconscient et qui probablement l’incite à métaboliser son vécu douloureux en matériau artistique.

Printemps sombre est le récit rétrospectif d’une enfance, les douze premières années d’une petite fille dont le quotidien s’articule autour de deux réalités, l’une pétrie d’ennui et de violences subies, l’autre en une activité imaginaire et onirique faite de cruauté et d’érotisme. Par le récit frontal et fragmentaire de quelques moments fondateurs de l’enfant, Unica Zürn nous rappelle avec vigueur que la sexualité n’est pas réductible au génital puisque dès la naissance, la vitalité d’un être se mesure à la manière dont il investit sa puissance sexuelle, c’est-à-dire sa libido dont les objets sont omniprésents et multiples. Un père d’abord, follement aimé : « Elle reconnaît la force d’attraction exercée par celui qui se fait rare et mystérieux. C’est sa première leçon. Il fait venir ses amis à la maison, qui l’appellent “Princesse”. Ils la lancent dans les airs et pleine de confiance en tout ce qui vient de l’homme, elle se sent à la dernière minute avant une chute effroyable, rattrapée. L’homme devient à ses yeux un grand magicien, un être qui peut tout accomplir, même le plus invraisemblable ». Une mère froide et néanmoins intrusive dont le corps repoussoir « gras et gros a perdu sa beauté. La femme insatisfaite assaille la petite fille de sa bouche ouverte, humide, d’où sort une langue nue qui s’agite, longue comme l’objet que son frère dissimule dans son pantalon ». Un frère aîné qui abuse d’elle. Des amies avec qui elle rejoue des scènes de séduction perverse. À ses 12 ans, un « étranger » rencontré à la piscine et dont elle tombera éperdument amoureuse ; un amour demeuré platonique mais fondateur dans son rapport aux hommes et au monde. « L’expérience enfantine de son premier amour l’instruit avec urgence, comme aucun adulte ne pourrait le faire : il est nécessaire de rester immobile dans l’adoration. Faire de l’absence d’action une loi. […] Elle s’entraîne à l’art de l’observer sans qu’il la remarque ». En cela la traductrice de cette nouvelle version, Lucie Taïeb, a raison de préciser dans la postface qu’il s’agit d’un roman d’apprentissage. Cet ultime opus de Zürn, tragique et lumineux, par sa forme lapidaire, par sa langue simple, presque blanche, nous impose à hauteur d’enfance de regarder le monde les yeux grands ouverts, comme Zürn elle-même qui, sombrant dans la psychose, cherchera à faire cohabiter réminiscences et hallucinations. En vain.

Ce récit à la troisième personne est néanmoins une tentative magnifique de mettre à distance le monde déliquescent d’une Allemagne coloniale puis nazie et d’une personnalité morcelée. Un moyen par les mots de se retisser un corps ou tout au moins la tentative d’accéder au périlleux désir d’une unité.

Voir sur Le Matricule des anges